logo

À Alep, avec l'accalmie, les affaires des savonniers reprennent

Depuis qu’Alep a retrouvé un semblant de calme, la production du savon éponyme a timidement repris. Mais le conflit a favorisé l’éparpillement des producteurs, qui hésitent encore à revenir s’installer dans l’ancienne capitale économique de la Syrie.

Entre les murs de parpaing d’un entrepôt de la banlieue d’Alep, deux ouvriers s’activent. Le premier asperge une pâte verte, chaude et lisse avec une pompe sur un sol recouvert de papier kraft. Le mélange est coulé de façon régulière, tandis qu’un second ouvrier, en bottes de caoutchouc, régularise la surface avec une petite planche en bois, le masdah. Il contrôle régulièrement l’épaisseur de la coulée, avec une fine pique en bois.

La scène a été filmée en février par Hisham Jbeili, un des quelques entrepreneurs à avoir repris, il y a un peu plus d'un an, la confection du savon à Alep et dans sa proche périphérie (la période de production s’étend de novembre à mars, NDLR). "En 2017, nous avons produit 100 tonnes de savon, mais cette année marque la vraie reprise. Nous devrions en produire 300 tonnes, explique Hisham Jbeili, issu d'une famille qui confectionne du savon d’Alep depuis près de 150 ans. Ça reste deux fois moins qu’en 2011, car nous manquons de main d’œuvre."

"Le savon d’Alep, c’est comme le chocolat pour la Suisse ou le pétrole pour l’Arabie saoudite"

Hisham Jbeili, qui préside la Commission de la protection du savon d’Alep au sein de la Chambre de l’industrie d’Alep, fait de nouveau fonctionner deux usines, l’une très proche du centre d’Alep, la seconde dans la zone industrielle de Cheikh Najjar, à une quinzaine de kilomètres au nord-est de la ville. Malgré la bataille qui, pendant quatre ans, a déchiré la cité, il affirme n’avoir jamais cessé sa production : "Pendant la crise, nous continuions à fabriquer quelques dizaines de tonnes par an dans une salle souterraine de ma villa à Alep et dans de petits ateliers. Le savon d’Alep, c’est comme le chocolat pour la Suisse ou le pétrole pour l’Arabie saoudite, il ne cessera jamais d’être produit ici !"

L’usine d’Alep ayant été relativement épargnée par les combats, l’activité a pu reprendre assez rapidement. "ll faut peu de machines pour réaliser du savon, donc peu d’investissements si les industriels souhaitent revenir sur place. La route vers le port de Lattaquié, qui permet au savon d’être exporté vers l’Europe, est plus sûre, depuis que le régime a repris le contrôle de la région d’Alep", explique l’industriel syrien. À ce jour, sept autres familles, dont les Zahra, Baghdadi et Shami, auraient repris la fabrication du savon traditionnel, ajoute-t-il.

Il ne reste pas grand-chose des quelques savonneries installées dans les anciens caravansérails de la vieille ville pour servir de vitrine aux touristes. Les savonneries modernes construites dans la banlieue d’Alep depuis un siècle ont, elles, mieux résisté. "La production en 2018 devrait atteindre environ 1 000 tonnes à Alep et dans sa banlieue, contre 20 000 en 2010", estime Anas Mansour, ancien secrétaire de la commission du savon d’Alep, installé en France depuis 2013.

La vallée d’Afrin, à 60 kilomètres d’Alep, avait été relativement épargnée par la guerre jusqu’à l’offensive turque de janvier contre cette enclave kurde, permettant aux savonniers alépins d’y transplanter leurs outils de production. L’endroit était d’autant plus stratégique qu’ils pouvaient s’y approvisionner à la source en huile d’olive, l’un des principaux composants du savon d’Alep.

Jusqu’au début de l’opération "Rameau d’olivier", le canton d’Afrin produisait encore en moyenne 10 000 tonnes de savon d’Alep par an, selon Anas Mansour. "L’offensive turque a d’ores et déjà fortement perturbé la production alépine. Certains grands producteurs d’huile d’olive comme la famille Kefo sont déjà sont venus se réfugier à Alep", explique Didier Chehadeh, un producteur et importateur de savon d’Alep basé en Turquie depuis 2016.

Le coût de l’exil

Avec l’intensification des combats à Alep et l’épuisement progressif des stocks de savons, la plupart des manufacturiers alépins ont en réalité choisi l’exil dès 2014. "Les pertes de certains industriels alépins ont pu atteindre 10 millions de dollars, ils ont dû changer leur fusil d’épaule", assure Didier Chehadeh. Une quinzaine de fabricants ont élu domicile dans le sud de la Turquie, dans des zones frontalières avec la Syrie.

La ville de Nizip, à une quarantaine de kilomètres de Gaziantep, a longtemps été connue en Turquie pour son savon, avant que les usines ne ferment les unes après les autres, victimes de la concurrence des gels douches synthétiques. C’est donc tout naturellement que les savonniers syriens y ont trouvé refuge, d’autant que la région abonde aussi en oliviers.

Fouad Fansa, issu d’une famille productrice de savon d’Alep depuis le XIXe siècle, a lui choisi en 2015 une autre ville frontalière de la Syrie, Antioche. Car c’est là que l’on trouve le second ingrédient-clé qui fait toute la spécificité du savon d’Alep : l’huile de baie de laurier, aux vertus apaisantes, antiseptiques et désinfectantes pour la peau.

"De nombreux savonniers utilisent moins de 5 % d’huile de baie de laurier, mais nos savons peuvent en contenir jusqu’à 40 %, c’est pourquoi il était crucial pour nous de s'implanter sur le lieu de la récolte", explique Fouad Fansa. "Le climat dans le sud de la Turquie est semi sec et très proche de celui d’Alep. Il est tout à fait adapté pour le séchage du savon qui dure six à neuf mois", poursuit le savonnier.

Mais pour Fouad Fansa, qui est parvenu à emmener ses ouvriers syriens dans ses valises, l’option du retour à Alep se pose de façon de plus en plus pressante. Car les coûts de production du savon sont deux fois plus élevés en Turquie. "La TVA est de 18 %, l’inflation est galopante, le prix de la main d’œuvre a augmenté de 60 %, et nous payons 20 000 dollars par an pour louer nos entrepôts, alors que nous étions propriétaires en Syrie", explique-t-il. D'autre part, alors qu'en Syrie, le prix de l’huile d’olive tourne autour de 900 dollars la tonne, il est plutôt de l'ordre de 1 450 dollars en Turquie.

Pourtant, le chef d’entreprise hésite encore franchir le pas du retour : "Je ne serai pas le premier à revenir à Alep, car la sécurité n’est pas encore garantie, même si elle s’est récemment améliorée. Le savon d’Alep reste une production exigeante qui ne se fait pas en un jour. On ne peut pas prendre le risque de le produire sans avoir la garantie d’une stabilité sur le long terme."

Certains de ses confrères ont carrément fait le choix d’une expatriation plus lointaine, au nord du Liban ou en Tunisie où l’entrepreneur syrien Riad Basmaji s’est installé dans la région de Nabeul, près d’Hammamet. En France, également, où le maître savonnier alépin Hassan Harastani s’est associé avec le docteur Samir Constantini pour lancer la société Alepia, qui a commercialisé le premier savon d'Alep "made in France".

Les savonniers installés en Turquie exportent majoritairement vers l’Irak, grand consommateur de savon d’Alep, mais aussi vers l’Europe, voire l’Asie via les ports turcs. La part du marché européen a légèrement baissé ces dernières années. "On a constaté une méfiance de la clientèle française, qui doutait de l’authenticité du savon d’Alep, et les prix de vente ont augmenté 30 %", affirme Patrick Jambon, de la société importatrice Clarco, installée à Thonon-les-Bains. Un savon d’Alep qui contient plus de 20 % d’huile de baie de laurier s’achète aujourd’hui entre 8 et 12 euros.

La qualité maintenue ?

La qualité du savon est bien le nerf de la guerre. Comment en effet garantir aux acheteurs que les standards de fabrication n’ont pas pâti de la guerre ? Depuis 2016, la Direction syrienne de la protection des propriétés industrielles et commerciales délivre une certification d’enregistrement de l’indice géographique pour le "savon de laurier d’Alep". Cette dernière ne peut être utilisée que par les producteurs fabriquant du savon dans les limites administratives du gouvernorat d’Alep.

Mais la Syrie n’étant pas membre de l’Arrangement de Lisbonne de 1958, il n’existe aucune appellation d’origine protégée ou contrôlée à l’échelle internationale, ce qui laisse la porte grande ouverte à la contrefaçon. "Il est difficile de connaître l’origine exacte des savons, puisqu’ils sont réemballés en France. Il peut y avoir de la tricherie. Il n’existe pas de contrôle strict du pourcentage réel d’huile de baie de laurier contenu dans le savon", estime un fin connaisseur.

Théoriquement, le nom de la famille productrice du savon est un gage d’authenticité, mais les branches concurrentes d’une même famille se sont multipliées ces dernières années. En 2010, on comptait ainsi de nombreux savons tamponnés au nom de Zanabili, l’une des trois familles historiques de savonniers d’Alep, introduisant une confusion chez le consommateur. La plupart des producteurs interrogés s'entendent pour dénoncer la fabrication du savon d’Alep dans des zones plus humides, qu’il s’agisse de la côte syrienne ou de la Tunisie. Riad Basmaji, l'entrepreneur syrien venu s’installer en Tunisie en 2012 défend, lui, la qualité de son savon. "Ce qui est essentiel dans la fabrication du savon d’Alep, c’est le savoir-faire du maître savonnier et la qualité des matières premières. L’huile de l’olive de Tunisie est d’aussi bonne qualité que celle de Syrie ou de Turquie", selon l’entrepreneur.

Les risques de concurrence déloyale créent de plus en plus de remous chez les importateurs français. La société lyonnaise Najjar a récemment intenté un procès à la société Léa Laboratoire, spécialisée dans la fabrication et la commercialisation de produits cosmétiques. Cette dernière avait utilisé la dénomination "savon traditionnel d’Alep" pour un savon fabriqué en Tunisie. Le 1er mars 2017, la Cour de cassation a cependant estimé que le consommateur n’était pas induit en erreur du fait de la mention "made in Tunisie" sur l’emballage et que le savon était fabriqué avec les mêmes composants et de la même façon que le savon d’Alep originel. Il ne serait pourtant pas étonnant que les procédures judiciaires de ce type se multiplient à l’avenir.