Plus de soixante-dix ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, des objets ayant appartenu à des détenus de camps de concentration n'ont pas encore été restitués. Une grande campagne a été lancée pour retrouver leurs familles.
Jeanita et Martine van Dam regardent avec fierté la photo de leur grand-père Nathan, qui s’affiche en grand sur les grilles de l’Unesco à Paris. "Voir son visage ici, c’est très spécial. Nous sommes vraiment heureuses", explique Martine, l’aînée des deux sœurs, en couvant son ancêtre du regard. Pourtant pendant longtemps, la famille de ces jeunes néerlandaises ne connaissait même pas l’existence de ce cliché. Il ne leur a été remis qu’en 2010 par le Service international de Recherches de Bad Arolsen (International Tracing Services, ITS), en Allemagne, un centre d’archives créé à la fin de la Seconde Guerre mondiale.
"Débloquer le passé"
"Nous avons reçu une lettre de l’ITS nous disant qu’ils avaient retrouvé un portefeuille de notre grand-père. Ils nous ont invité à une cérémonie pour le récupérer", raconte Martine. "Grâce à ce simple objet, nous avons découvert beaucoup de choses sur lui. Nous ne savions pas vraiment ce qu’il avait vécu. Cela a permis de débloquer ce passé". Nathan van Dam fait partie de ces millions de juifs européens persécutés par le régime nazi. Arrêté par la Gestapo en 1943 à son domicile de Rotterdam avec sa femme, il a d’abord été transféré dans le camp d’Amersfoort, aux Pays-Bas, avant d’être envoyé dans celui de Neuengamme, en Allemagne.
Alors que son épouse a trouvé la mort en déportation, Nathan a miraculeusement survécu à la guerre. "Nous ne l’avons pas connu. Il était déjà décédé quand nous sommes nées. Nous savions qu’il avait vécu des choses traumatisantes, mais c’est tout. À l’intérieur du portefeuille, nous avons découvert des lettres, des réponses des autorités à ses demandes pour savoir où était sa femme", décrit Jeanita, sa petite-fille âgée de 21 ans. "C’est tellement fort d’avoir entre les mains quelque chose que ton grand-père a tenu bien des années auparavant", renchérit sa sœur.
Les archives de Bad Arolsen détiennent encore quelques 3 000 objets de détenus de camps de concentration. Lors de leur évacuation, les soldats SS ont détruit la plupart des effets personnels des déportés. Seule une petite partie d’e ces objets, provenant essentiellement des camps de Neuengamme, de Dachau et de Bergen-Belsen ont été retrouvés par les troupes alliées et conservés. Depuis 2015, l’ITS a lancé une campagne pour les restituer aux familles. "Aujourd’hui, nous avons beaucoup plus de possibilités que par le passé pour retrouver les proches de ces personnes. Les délais de protection des données ont expiré dans certains cas et grâce à Internet, nous pouvons plus facilement contacter les gens", affirme Verena Neusüs, responsable des relations publiques de l’ITS. "En 2017, nous avons ainsi réussi à restituer 90 objets".
"Je tremblais comme un feuille"
Parmi ces effets personnels, un stylo-plume et une montre appartenant à un Français, Antoine Brun. C’est sa nièce, Marcelle Boulhol, qui a récupéré ses affaires en novembre dernier. Encore sous le coup de l’émotion, cette retraitée a toujours du mal à y croire : "Quand j’ai reçu le colis envoyé par les archives d’Arolsen, je tremblais comme une feuille. J’en avais gros sur le cœur car cela m’a évidemment fait penser à ma mère. Elle a toujours pleuré son frère. J’ai toujours eu l’impression de le connaître".
Originaire de Rive-de-Gier, dans le département de la Loire, Antoine Brun, ouvrier spécialisé âgé d’une trentaine d’années, s’est porté volontaire pour travailler en Allemagne durant la guerre. "Ce n’était pas très bien vu de partir, mais il n’avait pas d’argent. Il ne trouvait pas de boulot. C’était très difficile pour lui", précise sa nièce. Affecté dans une usine de la ville de Zschopau, dans la Saxe, il a été arrêté par la Gestapo en août 1944 pour des motifs d’ordre politique. Incarcéré dans le camp de concentration de Neuengamme, il est mort en février 1945 "de paralysie et d’apoplexie cérébrale" alors qu’il se trouvait dans un commando annexe, à Brême.
Pendant plus de 70 ans, sa famille n’a rien su des conditions de son décès. "Elle avait seulement reçu un document d’Allemagne disant qu’Antoine Brun était décédé tel jour, à tel endroit, mais sans explications. Ma mère n’y croyait pas du tout. Il était en bonne santé. Qu’est-ce qui avait pu se passer ? Elle ne l’a jamais su. Cela a été le plus grand chagrin de sa vie", se souvient Marcelle Boulhol. "Quand vous avez enfin des informations après tout ce temps, c’est très émouvant. Nous avons beaucoup pleuré. Ces deux objets ne valent pas grand-chose, mais pour nous, c’est énorme. Maintenant quand je regarde sa photo, je le vois autrement, je me dis qu’on a enfin quelque chose de lui".
"Le temps passe"
Pour pouvoir restituer la montre et le stylo d’Antoine Brun à sa famille, les archives d’Arolsen ont tout simplement contacté la mairie de Rive-de-Gier. Mais parfois, les recherches s’avèrent beaucoup plus compliquées, notamment pour retrouver les proches de déportés originaires des anciens pays soviétiques, en raison de l’absence ou de la difficulté d’accès aux archives.
Pour intensifier les restitutions, l’ITS a eu l’idée de créer une exposition appelée "Stolen Memory" (Mémoire volée). Jusqu’au 28 février, autour du bâtiment de l’Unesco, une trentaine d’affiches présentent des objets encore détenus à Bad Arolsen ou déjà restitués : des alliances, des peignes, des photos ou de simples papiers d’identité. "Nous voulons retrouver les familles, mais aussi inciter des volontaires à nous rejoindre pour nous aider. Nous avons mis en ligne toutes les photos de ces objets. Il est aussi possible de les retrouver sur notre site par nationalité", explique Anna Meier, l’une des responsables de l’équipe de recherche. Les affiches seront diffusées en parallèle sur les réseaux sociaux afin de recueillir des indices permettant de localiser les familles.
La campagne #StolenMemory lancée sur les réseaux sociaux par l'ITS
#OnThisDay: First personal belongings sent out in 2018: Today, the watch and the signet ring of Hugo Opfermann were returned to his nephew. #StolenMemory #ReturningEffects pic.twitter.com/0MtwMfqWgA
ITS Bad Arolsen (@itsarolsen) 12 janvier 2018En ce qui concerne la France, une soixantaine d’objets doivent encore être restitués. L'une des photos présente une montre ayant appartenu à un certain Charles Allain, détenu politique à Neuengamme, qui habitait 8 rue des Petits-Champs, à Paris. "Peut-être que quelqu’un de sa famille va passer devant cette affiche et nous apporter des informations", espère Anna Meier. "Le temps passe. Il est très important que ces objets reviennent aux familles. Ce ne sont pas des documents, mais des histoires personnelles. Ils ne devraient pas être dans nos archives".