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Le maire de New York, Bill de Blasio, veut faire condamner des laboratoires pharmaceutiques pour leur rôle dans la crise des opiacés. Le nom de l’un d’entre eux revient de plus en plus souvent : Purdue Pharma, détenu par la famille Sackler.
C’est un choc judiciaire des titans sur fond d’épidémie mortelle d’opiacés aux États-Unis. Le maire de New York, le démocrate Bill de Blasio, a annoncé, mardi 23 janvier, que la ville allait poursuivre en justice des laboratoires pharmaceutiques qui prescrivent des antidouleurs. Il réclame une amende de 500 millions de dollars pour “faire payer les ‘Big pharma’ pour ce qu’ils ont fait”.
La responsabilité de ces grands groupes dans la crise des opiacés, qui cause 145 morts par overdose chaque jour aux États-Unis d’après les autorités, est régulièrement pointée du doigt. La plainte vise une dizaine de laboratoires, mais l’un d’entre eux occupe une place à part aux yeux des spécialistes de cette épidémie : Purdue Pharma.
Face obscure des bienfaiteurs de l’art
Cette entreprise familiale, un géant du secteur non coté en Bourse, a généré 35 milliards de dollars de chiffre d’affaires depuis 1995 uniquement grâce à son antidouleur star, l’OxyContin. L’histoire de ce médicament et de son importance dans la crise des opiacés est intimement liée à la famille qui a fondé et contrôle cet empire.
L’entreprise, créée en 1892, a été rachetée par les frères Sackler, tous médecins, en 1952. Un nom inconnu du grand public… à l’exception des amateurs d’art. La dynastie s’est fait un nom en tant que bienfaitrice, des largesses qui lui ont valu une reconnaissance internationale. Il existe, en effet, une aile Sackler au musée du Louvre, une autre au London’s Victoria and Albert Museum, une au musée Guggenheim de New York, et aussi au musée américain d’histoire naturelle. Il y aussi un escalier Sackler au musée juif de Berlin et il existe même une rose “Mortimer Sackler” et un astéroïde éponyme.
Mais la crise des opiacés a révélé la face obscure des Sackler. Celle d'une famille qui doit sa phénoménale fortune – estimée par Forbes à 14 milliards de dollars – essentiellement au fait d'avoir réussi à rendre les Américains accros aux antidouleurs. Une dimension familiale que le clan avait réussi pendant des décennies à dissimuler, n’intervenant jamais publiquement au nom de Purdue Pharma.
En 1995, le laboratoire lance l’OxyContin, un puissant médicament à base d’oxycodone pure, un cousin de l’héroïne. Ce n’est pas le premier antidouleur, mais l’utilisation en était jusqu’alors réservée au traitement des douleurs sévères associées à des maladies comme le cancer.
Bataillon de commerciaux
Le coup de génie de Purdue Pharma est d’en avoir “démocratisé” l’usage. L’OxyContin a été vendu dès le départ pour traiter toutes sortes de douleurs, avec la bénédiction de la Federal Drug Agency (FDA, le gendarme des médicaments). Dès 1996, les prescriptions pour les antidouleurs commencent à exploser. “Ce n’est pas une coïncidence, c’est à ce moment-là que Purdue a lancé une vaste campagne qui visait à désinformer la communauté médicale au sujet des risques du médicament”, souligne au New Yorker Andrew Kolodny, co-directeur à l’Opioid Policy Research Collaborative, un centre de recherche sur les drogues de l’Université de Brandeis (Massachusetts).
Le laboratoire paie des scientifiques de renom qui soutiennent que le recours à de puissants antidouleurs comme l’OxyContin n’a rien de dangereux. Purdue Pharma vise aussi spécifiquement les médecins à grand renfort de commerciaux qui leur assurent notamment que 1 % des patients seulement développe une addiction. Des tests internes révèlent à la même époque que le pourcentage est, en réalité, bien plus élevé, raconte le magazine américain Esquire.
Pendant des années, Purdue, qui a été poursuivi des dizaines de fois en justice, s’est défendu arguant que leur produit n'était en cause mais l’utilisation. Il faut, en effet, écraser le médicament pour le transformer en une drogue dure qui peut être reniflée ou être injectée. Mais, l’emballage de l’OxyContin pouvait servir de mode d’emploi : il y avait une mise en garde indiquant que réduire le médicament en poudre le rendait “potentiellement” toxique.
À la conquète du monde
Le laboratoire refuse de porter seul le chapeau, rappelant qu’il n’a jamais détenu plus de 2 % des parts de marché des antidouleurs. C’est vrai, mais une grande partie des médicaments similaires sont prescrits pour des courtes durées en cas de crise, alors que l’OxyContin a été vendu pour un usage sur le long terme. Mike Moore, un avocat qui s’est attaqué à l’industrie du tabac et vise maintenant les laboratoires pharmaceutiques, affirme au New Yorker que Purdue Pharma “est le principal responsable, car il a commencé à mentir sur le risque d’addiction. Il a créé le marché en laissant entendre qu’il n’y avait pas de risque et a, ainsi, montré la voie à d’autres pour se lancer dans ce secteur”.
Pourtant, en 2010, le laboratoire sort un OxyContin qui ne peut pas être réduit en poudre, réduisant le risque de mauvaise utilisation. Une reconnaissance tardive de responsabilité ? Un motif beaucoup plus cynique pourrait avoir poussé la famille Sackler à agir. Le brevet pour le médicament allait expirer, permettant à la concurrence de créer des génériques. En soumettant un nouveau brevet, le laboratoire s’est simplement protégé. Comble de l’ironie, dans sa demande de commercialisation à la FDA, Purdue Pharma a soutenu que le gendarme des médicaments ne devrait pas accepter de générique basé sur l’ancienne molécule d’OxyContin car… elle était dangereuse.
Après les États-Unis, le laboratoire a lancé son antidouleur à l’assaut d’autres pays. Il essaie de l’imposer au Canada, en Amérique latine, en Asie et au Moyen-Orient. Pour ce faire, il a créé une nouvelle entité – Mundipharma – qui brouille encore un peu plus les pistes. En France, Mundipharma existe depuis 2000. Sur leur site, l’OxyContin est présenté comme un antalgique réservé aux cas de “douleurs sévères, en particulier d’origine cancéreuses”.
Les détracteurs de la famille Sackler souhaiteraient que ces derniers entrent dans l’histoire comme responsables, en partie, de l’une des pires crises d’opioïdes de l’histoire récente américaine. Les Sackler préfèreraient qu’on se souvienne d’eux comme des philanthropes récompensés par la Reine d’Angleterre et en France par la légion d’honneur en 2013.