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"Carmengate" : suffit-il que Carmen ne meure pas, pour sauver les femmes ?

Pur opportunisme médiatique autour de l'affaire Weinstein ou réel souci éthique ? L'opéra de Florence, en Italie, propose une mise en scène de l'œuvre phare de Bizet où Carmen ne meurt pas sous les coups de Don José, mais se rebiffe.

L'idée est d'abord venue de la direction du Teatro del Maggio, à Florence. Elle suggère au metteur en scène Leo Muscato une mise en scène de 'Carmen' qui ne fasse pas l'apologie du féminicide. Que Don José, amoureux d’une Carmen qui elle, est éprise d’un autre, ne lui assène pas des coups de couteau… Sa justification : "À notre époque, marquée par le fléau des violences faites aux femmes, il est inconcevable qu'on applaudisse le meurtre de l'une d'elles". Changement de paradigme, donc : Carmen échappe à la mort en tuant Don José d’une balle de revolver, en légitime défense. Résultat, les lyricomanes sont en émoi, les journalistes musicaux y vont chacun de leur analyse, le buzz est assuré, et le but largement atteint : le spectacle affiche complet pour ses six représentations.

#SoldOut per il concerto di fine anno, ma anche per tutte le recite della #Carmen diretta da @ryanmcadams_ con la regia di Leo Muscato! pic.twitter.com/1nCM003Lkf

  Teatro del Maggio (@maggiomusicale) 30 décembre 2017

La volonté politique du théâtre s’est donc imposée à Leo Muscato, réticent au premier abord. Une conférence sur la maltraitance et les abus sexuels a même été organisée le jour de la générale. ForumOpera s'en fait l'écho. À cette occasion, Rosa Maria Di Giorgi, vice-présidente du Sénat, s’est félicitée de voir le théâtre contribuer à "l'éducation au respect mutuel, une vocation qui fait du Maggio Musicale de Florence un patrimoine mondial non seulement artistique, mais aussi pédagogique". Et la sénatrice italienne de vouloir faire de Carmen "la voix et la force de toutes ces femmes qui réclament le respect de la dignité et de l'inviolabilité de la personne humaine".

La réalité des violences faites aux femmes est indéniable. Surtout en Italie, où l’on compte 600 meurtres de femmes au cours des quatre dernières années. Dans 88 % des cas, ils ont été perpétrés par leur époux, leur amant ou ex-amant, ou un autre homme de leur proche entourage, rappelle la correspondante de RFI à Rome, Anne Le Nir. Le décrier est donc un acte politique fort et nécessaire, assume le théâtre de Florence.

"Sortir du formol"

L’idée est louable, mais elle ne tourne pas rond. Car cette fin remanie l’intrigue jusqu’à l’absurde, font remarquer certains sur Twitter.

Carmen incarne la puissance féminine et Don José l'impasse de la faiblesse de sa personnalité. Inverser le crime c'est dénaturer le propos que l'on prétendrait défendre. Absurde. Idiot. #carmengate

  Nicolas Meilland (@nicolas75007) 6 janvier 2018

Pour d’autres lyricomanes, la dénaturation n’est même pas le problème. Après tout, "ça râlait moins dans les chaumières quand on a modifié la fin du Petit Chaperon Rouge pour rajouter un chasseur", ironise un autre mélomane.

Ça râlait moins dans les chaumières quand on a modifié la fin du Petit Chaperon Rouge pour rajouter un chasseur, hein.#CarmenGate

  Bibli, bonjour ? (@BibliBonjour) 5 janvier 2018

Et puisque toutes les maisons d’opéra cherchent à se renouveler, à coller à l’actualité, à susciter une réflexion politique, cette mise en scène n'est-elle pas de bonne guerre ? "Ce n’est pas la première, ni la dernière fois que l’opéra tente de sortir du formol en s’offrant une petite polémique, sur fond de mise en scène peu conventionnelle", rappelle Jean-Marc Proust dans Slate, se faisant l’avocat du théâtre de Florence, pour mieux le critiquer : "Ainsi, Carmen tuera Don José. Excellente idée, qui nous bouscule en nous faisant découvrir dans l'œuvre des éléments que nous n’avions pas perçus (…) Le théâtre n’est pas là pour nous arranger mais pour déranger. Carmen poignardant Don José peut irriter, choquer, séduire, amuser, mais dit quelque chose de l’œuvre dans le monde d’aujourd’hui. C’est une belle et bonne idée de théâtre. Malheureusement gâchée par un discours lénifiant, une explication de texte qui l'aseptise. Avec de tels discours, l'opéra croit sortir du formol, alors qu'il s'y enfonce."

Rires dans la salle

C’est au mieux naïf, au pire méprisant de penser qu’il faut prendre le public par la main pour lui dire ce qui est mal ou immoral, s’insurge à son tour Nadia Daam sur Europe 1. Car la justification du théâtre est tellement appuyée qu’elle n’élève pas le débat. Pire, elle nous "prend pour des idiots, elle masque la violence pour dénoncer la violence", estime Aliette de Laleu sur France Musique, qui fait mine de s’interroger : "Je ne sais pas qui, à la fin de 'Carmen', applaudit le geste de Don José en hurlant : 'Mais qu’elle crève, la bohémienne !' ? En tout cas moi, j’applaudis la bêtise de ce genre d’argument. Oui, à l’opéra, les femmes n’ont pas toujours le beau rôle, elles sont souvent violentées, tuées, violées, mais s’il y en a bien un qui est une ode à la femme, à la liberté, voire au féminisme, c’est 'Carmen', l’histoire d’une femme libre qui préfère mourir plutôt que de se soumettre à un homme".

"Ce n’est évidemment pas la mort de Carmen qu’on applaudit à la fin de l'opéra, mais l'œuvre tout entière", écrit Valérie Lehoux dans Telerama. "Le révisionnisme artistique, qui surfe sur l’actualité post-Weinstein, tourne surtout au gros coup de pub. Sur le dos des femmes."

Le théâtre de Florence jouerait-il au héraut de l’éthique, alors que le cynisme est aux commandes ? Jean-Marc Proust prend le pari. "Ne soyons pas naïfs. À l’opéra de Florence, on sait tout cela. Faute de faire entendre un opéra rare, il fallait imaginer un plan média pour cette énième production de 'Carmen'. Dépêches AFP, Reuters, grands quotidiens, radios... Las ! Nous sommes tous tombés dans le piège d'un bon plan marketing."

Le théâtre s'est non seulement payé un bon coup de pub, mais aussi un grand moment de gêne, à la première représentation, rapporte ForumOpera. "Alors que Carmen brandissait le pistolet en direction de José, celui-ci s’est enrayé et n'a déclenché aucune détonation. Le public attendait certes un dénouement inédit, mais pas celui-là. L’hilarité est allée crescendo quand José a dû faire mine d’être blessé pour s'effondrer. Inutile de dire que la salle n'a pas été tendre avec l'équipe de production au rideau final." Les sifflets ont retenti. Le lendemain, la presse italienne s'est délectée de l'anecdote. "Et à la fin Don José mourut d'infarctus", a titré La Stampa, moquant la mort grotesque du brigadier.

Au bout du compte, les médias et les réseaux sociaux n’auront jamais autant débattu d’opéra, et rien que pour cela, les mélomanes remercient le théâtre de Florence pour son magnifique coup de communication raté. Quant à la cause des violences faites aux femmes, elle mérite bien mieux qu'une mise en scène.