Dans "La Quête d’Alain Ducasse" sorti le 11 octobre au cinéma, le chef français est dépeint comme le directeur artistique de ses 23 restaurants dans le monde. Il ne cuisine plus lui-même. Alors, quelle différence entre créer, conceptualiser et fabriquer ?
Alain Ducasse. Un nom culte, un morceau de patrimoine gastronomique, un Français connu partout dans le monde, une véritable image de marque. Voici tout ce qu'inspire le patronyme du chef cuisinier français, dont le regard timidement espiègle se cache invariablement derrière des lunettes rondes passées mythiques elles aussi.
Dans un documentaire sorti en salle mercredi, Gilles de Maistre suit les traces du "petit garçon des Landes devenu aujourd’hui le chef et mentor le plus reconnu de la cuisine dans le monde". "Que cherche un homme qui semble avoir déjà tout ?", s'interroge le réalisateur au début du film. Car Alain Ducase est à la tête d'un empire. Avec ses 23 restaurants dans le monde et ses 18 étoiles Michelin, il est sans aucun doute le chef le plus emblématique des success-stories de la gastronomie.
Du cuisinier au "directeur artistique"
Or, une scène particulièrement savoureuse du film dévoile l'un des rares moments de ces dernières années où l'on a pu voir le chef derrière les fourneaux, mettant lui-même la main à la pâte. Invité à la télé japonaise dans une émission dont le principe est de recevoir des chefs pour suivre l'une de leurs recettes, Alain Ducasse s'exécute face caméra dans la préparation d'une tourte aux blettes sous les yeux conquis du public.
La séquence fait sourire : le montage de l'émission japonaise a été fait dans les règles potaches du genre, couleurs criardes et insertions d'images à l'écran. Surtout, elle interroge : c'est vrai ça, à un stade avancé de sa carrière, un chef, ça ne cuisine plus lui-même... Un peu comme un rédac chef qui n'écrit plus tous les jours. Un graphiste qui fait de la direction artistique. Un créateur de mode qui ne découpe plus des patrons. Ou un peintre qui ne touche plus lui même aux pinceaux mais s'entoure d'assistants pour exécuter ses idées.
Produire a toujours été un travail collectif
Ce qui est curieux, c'est presque finalement le fait que nous nous en étionnions : oui, la création artistique a toujours été envisagée de façon pyramidalement hiérarchique. Oui, les grands noms de la création sont rarement ceux qui travaillent directement à la fabrication de leurs produits. Mais alors, d'où nous vient cette idée de l'artiste créateur – celui qui signe, celui à qui l'on attribue la production finie, celui qui représente ?
La figure du créateur est plus forte dans nos esprits que celle de la production collective
Le statut de l'artiste se confond souvent avec celle d'un auteur à part entière, explique Howard S. Becker dans son ouvrage "Les mondes de l'art". Or, pour le sociologue américain, la production de toute œuvre d'art est toujours une action collective. D'abord, parce que l'artiste s'inscrit toujours dans une époque, dans la continuité d'artistes ou dans une rupture avec d'autres. Ensuite, parce qu'un artiste mobilise toujours des fabricants de matériels, des fournisseurs de service, des collaborateurs, des intermédiaires, des diffuseurs, des pouvoirs locaux qui soutiennent l'exposition de l'œuvre... Moins chez l'artiste esseulé qui travaille chez lui sans exister publiquement, mais quand même.
"Si le caractère collectif de la production artistique est démontrable, l’artiste réussit à maintenir socialement les attributs du créateur", analyse Sophie Le Coq, maître de conférences au département de sociologie de l'université de Haute Bretagne – Rennes II, dans son livre "Le travail artistique". Elle poursuit : "En d’autres termes, la réalisation de la proposition artistique reste largement associée à son nom. Bien plus, le privilège de la création lui revient, aux autres est accordée la fonction de coopérant, d’exécutant, voire d’interprète."
"Ce paradoxe peut se comprendre du fait de la collusion entre deux dimensions du travail artistique : son organisation sociale et la fabrication de la proposition artistique", détaille Sophie Le Coq, qui propose d'illustrer son propos en faisant un détour par l'exemple de l’orchestre de musique classique. "Du point de vue de l’organisation sociale du travail artistique, l’orchestre de musique classique renvoie à une organisation hiérarchique. Les instrumentistes d’ensemble, répartis en pupitres, collaborent à la production d’une même finalité : l’œuvre musicale du compositeur ; le chef d’orchestre apparaît comme garant de la mise en commun des compétences musicales respectives au service de la réalisation musicale", ce qui fait donc de l'instrumentiste un exécutant. "En revanche, si on observe l’orchestre du point de vue du travail artistique entendu comme fabrication de la production, on ne peut amputer à l’instrumentiste, y compris à l’instrumentiste d’ensemble, sa part créatrice dans sa participation à la réalisation de la production musicale."
"Ces créateurs de contenus laissent à d'autres le soin d'appliquer les idées qu'ils peaufinent"
Finalement, puisque la figure du créateur est plus forte dans nos esprits que celle de la production collective, c'est souvent le nom de l'artiste qui signe que l'on retient. Ce qui n'empêche pas qu'en évoluant dans leur carrière, ces créateurs de contenus s'affranchissent du travail manuel d'exécution, laissant à d'autres le soin d'appliquer les idées qu'ils peaufinent. Comme on l'entend à un moment dans le documentaire sur Alain Ducasse, le chef est devenu "chef d'orchestre" et "directeur artistique", bien plus que cuisinier. C'est là que l'on touche du doigt l'organisation du travail créatif : prendre de la hauteur pour avoir une vision d'ensemble, c'est réserver tout son temps à cette réflexion plutôt qu'à l'opérationnel. Alain Ducasse le dit d'ailleurs lui-même dans le film : il a assez cuisiné dans les premières années de sa carrière pour apprécier aujourd'hui faire autre chose.
Diriger des gens qui cuisinent ses idées, c'est peut-être encore cuisiner quand même.
– Bande-annonce du film :
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