
En ce troisième jour de compétition, le cœur des festivaliers vibre pour "120 battements par minute" du Français Robin Campillo, formidable fresque intimiste sur les premiers militants français de l'organisation de lutte contre le sida Act Up.
On est moins sérieux quand on a 70 ans. En cette édition anniversaire, l’organisation cannoise, d’ordinaire si bien huilée, accuse quelques coups de mou. Nous avons déjà parlé des bouchons à l’entrée des salles, des séances retardées (de quelques minutes seulement), du problème technique qui a perturbé la projection de "Okja". Abordons cet autre problème, hautement sensible, des accréditations délivrées à la presse.
Il fut un temps pas si lointain où détenir un badge rose (comme l’auteur de ces lignes) vous garantissait un accès à de bonnes places (les meilleures étant réservées aux badges argentés, les moins bonnes aux badges bleus et les strapontins aux badges jaunes). Or cette année, force est de constater que le badge rose est fortement déprécié. C’est simple, tout le monde en a. Posséder du rose aujourd’hui, c’est appartenir à la classe moyenne et, par conséquent, assister aux projections dans des conditions jusqu’alors réservées aux bleus. IN-AD-MISS-IBLE.
Problème de riches, nous direz-vous. Non mais, dites-donc, ce n’est pas parce que nous sommes nantis que nous n’avons pas le droit de nous plaindre. De toute façon, on a bien remarqué que la classe bourgeoise n’était pas en odeur de sainteté sur la Croisette, notamment dans les films en compétition. Jeudi, le Russe Andrey Zviagintsev s’est déjà bien occupé de son cas avec son film "Faute d'amour" qui charge, avec la même finesse qu’un démolisseur sur un chantier, le narcissisme des petits parvenus. Ce samedi, c’est le Suédois Ruben Östlund qui s’y met avec "The Square". Sa cible : le monde de l’art contemporain, dont on sait qu’il est détestable. Le milieu est en tout cas suffisamment caricatural pour qu’on enfonce le clou. Et c’est pourtant ce que ne cesse de faire le film.
Christian (Claes Bang, dont la prestation sauve le film) est le conservateur d’un musée réputé de Stockholm. Il est beau, élégant, bien portant, moderne, ouvert au monde. Les œuvres d’art qu’il accueille dans son établissement sont des appels à la tolérance et à la compassion. Mais quand Christian se fait voler portable, portefeuille et boutons de manchette en pleine rue, le masque tombe. L’humaniste bon teint se rabaisse aux plus viles mesquineries. Lesquelles finissent par lui jouer des tours terriblement cocasses (comme lorsqu’il demande à un mendiant de garder ses sacs de course dans un centre commercial où il a perdu la trace de ses deux filles). Ahahah ! Voyez comme ces bien-pensants sont risibles ! Tellement pathétiques que Ruben Östlund se sent obliger de leur régler leur compte au détour d’une épuisante scène de dîner de gala tournant au pugilat artistique. Pas joli-joli, tout ça.
Dans "Snow Therapy", son précédent long-métrage, le cinéaste suédois bousculait déjà la bourgeoisie en montrant la désagrégation d’un couple ne se supportant plus. Moins sermonneur que "The Square", le film laissait toutefois percevoir un penchant pour l’autoflagellation moralisatrice (on imagine que Ruben Östlund vient peu ou prou des milieux qu’il décrit). C’est aujourd’hui l’une des tendances de la compétition. Après "Faute d'amour" et "The Square" viendra le tour de "Happy End", le film que le double-palmé Michael Haneke a consacré à une famille bourgeoise de Calais vivant près des camps de migrants. On espère que l’Autrichien en a tiré une œuvre politique dont les enjeux ne se constituent pas au détriment des protagonistes.
En gros, les personnages on les aime ou on les quitte. Ceux que Robin Campillo met en scène dans "120 battements par minute", l’autre film en compétition de la journée, on les suit volontiers jusqu’au bout. Et on les suit de très près. L’histoire qui les réunit est celle de l’épidémie du sida contre laquelle ils furent, en France, parmi les premiers à lutter au sein d’Act Up-Paris.
Nous sommes au début des années 1990, et l’organisation, tout juste créée par des séropositifs issus, pour la plupart, de la communauté homosexuelle, mène ses premières actions sur le modèle de l’activisme américain. Le film commence sur l’une d’entre elles : une opération coup de poing au cours de laquelle les jeunes militants interrompent une réunion de l’Agence française de la lutte contre le sida (AFLS), un organisme public dont ils dénoncent l’immobilisme. Nous les verrons ensuite s’introduire dans les lycées pour y distribuer des préservatifs ou pénétrer de force dans les bureaux d’un laboratoire pharmaceutique pour y déverser du faux sang sur les murs.
Parce qu’il s’inspire de faits réels, on pourrait croire que "120 battements par minute" est un documentaire déguisé en fiction. Il est, en fait, une œuvre sur le combat et non une œuvre de combat. C’est un récit intimiste de batailles livrées et de guerres perdues.
La grande partie du film se déroule dans l’amphithéâtre où, toutes les semaines, les membres actifs d'Act Up se réunissent pour déterminer les actions à mener et les slogans à scander (et il y en a de très bons). Les débats qui y ont cours sont tenus dans l’urgence. Les échanges sont vifs, les arguments tranchants et le langage comme contaminé, lui aussi, par la maladie. On parle en sigles (les traitements DDI, ATZ, les cellules T4, etc.) et avec ses propres codes (les "séros" pour les séropositifs, les "negs" pour séronégatifs). Le film de Robin Campillo est aussi un formidable film sur la communauté. Sur les familles qu’on se constitue quand on se sent abandonnés.
Le récit ne s’extirpe des moments de lutte que pour de brefs instants de fête en boîtes de nuit où les corps oublient qu’ils sont malades. Et pour des scènes d’amour où les corps se rappellent qu’ils sont malades (séquences émouvantes qui doivent leur force à une mise en scène d’une prévenante délicatesse). Pour ce qui est du reste (la situation professionnelle, la vie de famille, le train-train quotidien), il n’en est pas question. Y a-t-il une vie hors du sida ? "Mon métier, c’est d’être séro", affirme Sean, boule-de-nerf chétive dont le magnétisme, mêlé d’assurance et de fragilité, se révèle au gré de ses coups de gueule en réunion. Et de l’histoire d’amour qu’il noue avec Nathan (Arnaud Valois), militant séronégatif et nouveau venu dans les rangs d’Act Up. Sean est le grand personnage du film, un sublime personnage de cinéma – qui doit énormément au jeune acteur argentin, Nahuel Pérez Biscayart, dont beaucoup sur la Croisette prédisent déjà un prix d’interprétation masculine.
"Soit on est mort, soit on est vivant", dit ainsi Sean. Robin Campillo a choisi son camp. Il montre les vivants. Cent-vingt battements par minute, c’est le rythme cardiaque de ces hommes et femmes qui vivent vite parce qu’ils ne vivront pas longtemps. Comme le disait une chanteuse, ils sont beaux parce qu’ils sont courageux. Bien que le courage soit, pour eux, un mot qu’ils laissent aux autres. À ceux qui restent et qui écrivent les nécrologies.