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L'Eurovision cristallise les tensions entre la Russie et l'Ukraine

Déjà ennemis dans le Donbass, Kiev et Moscou s'affrontent aussi autour de l'Eurovision, organisé cette année en Ukraine. Outre l'exclusion de la candidate russe, l'attitude des deux pays reflète leur stratégie dans le conflit territorial.

Samedi soir, au centre des expositions de Kiev, il manquera une délégation au concours Eurovision de la chanson. La Russie boycotte le grand raout musical européen, et le fait qu'il se déroule dans la capitale ukrainienne n'y est pas étranger.

Retour à la mi-mars : Moscou présente sa candidate, une jeune blonde en fauteuil roulant, Ioulia Samoïlova. Ce qui attire l'attention de l'organisateur ukrainien n'est pas sa prestation en ouverture des Jeux paralympiques de Sotchi, mais une apparition, en juin 2015, dans un concert donné en Crimée.

Or, la loi ukrainienne prévoit que toute personne qui s'est rendue en Crimée depuis 2014 et l'annexion de la péninsule ukrainienne par la Russie, risque une interdiction de territoire. Les autorités ukrainiennes décident ainsi, quelques jours plus tard, d'appliquer cette règle à Ioulia Samoïlova, qui se voit interdite d'entrée en Ukraine pendant trois ans – et donc privée d'Eurovision.

L'Union européenne de radiodiffusion (UER), qui chapeaute le concours et insiste sur son caractère non politique, propose à la Russie une participation en duplex depuis Moscou ou, à défaut, de présenter un autre candidat. Peine perdue, les Russes refusent en bloc et annoncent, mi-avril, se retirer du concours. La première chaîne de télévision russe, Pervyi Kanal, ne diffusera pas le spectacle.

À quelques jours de la finale, Kiev persiste et signe en refoulant également deux journalistes russes accrédités pour l'événement, sur la même base juridique que pour Ioulia Samoïlova.

Un choix de candidate "redoutable"

Kiev campe ainsi sur sa position, qu'elle justifie par le fait que la Russie est "un agresseur" sur son territoire. Et, de fait, la quasi-totalité de la communauté internationale ne reconnaît pas la Crimée comme un territoire russe. L'Ukraine fait donc valoir qu'elle ne fait que respecter l'État de droit.

C'était de la part de la Russie "un choix de candidate redoutable, ni neutre, ni innocent", commente Irina Dmytrychyn, spécialiste de l'Ukraine et maître de conférence à l'Inalco, car les autorités russes "ne pouvaient pas ignorer l'existence de cette loi, et que l'Ukraine devrait y recourir".

Pourtant, l'objectif de Moscou n'était peut-être pas simplement de mettre Kiev dans l'embarras, estime Pascal Marchand, professeur à Lyon-2 et auteur de l'''Atlas géopolitique de la Russie" (éd. Autrement). "Ce n'était pas tant l'Ukraine que les jurés du concours qui étaient visés", explique-t-il à France 24, rappelant combien la victoire de la candidate ukrainienne à l'édition précédente avait été un camouflet pour Moscou. Jamala, la chanteuse appartenant à l'ethnie tatare de Crimée, l'avait emporté avec "1944", une ballade faisant référence à la déportation de son peuple sous Staline. Affront supplémentaire à Moscou : devant 200 millions de téléspectateurs, elle s'était imposée face au candidat russe, donné favori.

Jamala interprète "1944"

"En 2016, le concours a fait un choix très politique. Pour la Russie, présenter une candidate en fauteuil roulant, c'est dire : 'On a bien compris ce que vous avez fait l'an dernier'" et jouer ce jeu où le profil de l'artiste pèse autant que sa chanson, insiste Pascal Marchand. Pas forcément une attaque ciblée sur l'Ukraine donc, même si "agacer Kiev est une seconde nature" pour Moscou.

Objectif rempli. Face à la détermination russe, "il n'y avait que des mauvaises solutions pour l'Ukraine", estime Irina Dmytrychyn. Soit les autorités laissaient venir la chanteuse avec le risque d’offenser une large partie de leur public et la difficulté de gérer les problèmes de sécurité, qu’impliquait la présence d’une délégation russe. Soit elle s'exposait au feu des critiques, tant côté russe que côté européen, d'autant plus dures que Ioulia Samoïlova est une personne handicapée.

La Russie stratège, l'Ukraine à vif

Que les tentatives de médiation aient échoué ne surprennent pas les spécialistes. "La Crimée est en Russie, ça ne fait pas l'ombre d'un doute, même chez les opposants de Poutine", rappelle Pascal Marchand.

Et côté ukrainien, tolérer la venue de Ioulia Samoïlova, alors que le conflit avec la Russie a fait plus de 10 000 morts en trois ans et un million de déplacés, était impensable. "Ça n'aurait pas été compris par la population, ça aurait été comme si le gouvernement ignorait ces milliers de morts dans l'Est et ce qui s'est passé en Crimée", explique Irina Dmytrychyn.

"Le fait de recevoir une artiste, qui a chanté en Crimée, n'est pas acceptable pour aucun président ukrainien, à aucun moment", appuie Pascal Marchand, qui rappelle que l'Ukraine est un pays tiraillé entre sa partie Ouest pro-européenne et une partie Est plus marquée par l'influence russe.

Le président ukrainien Petro Porochenko est, lui, dans une situation délicate. Élu parce que perçu comme seul capable de parler aux deux camps, il a réagi en qualifiant l'attitude de Moscou de "provocation".

À l'Eurovision, comme dans le Donbass, la Russie mène une stratégie de jeu d'échecs, tandis que l'Ukraine se crispe et exclut toute négociation, résume Pascal Marchand. Et la manœuvre semble porter ses fruits. Alors même que Kiev tente de se rapprocher des institutions européennes, dans le cas de l’Eurovision, Moscou a réussi à "placer les Européens en porte-à-faux".

En effet, l'UER a dénoncé la décision ukrainienne, jugée "inacceptable", et y a vu une certaine "instrumentalisation du concours dans le conflit" entre l'Ukraine et la Russie. Sa secrétaire générale, Ingrid Deltenre, a même menacé d'exclure la chaîne publique ukrainienne des prochaines éditions du concours.

L'absence de soutien européen entachera-t-elle la fête, événement fédérateur s’il en est pour cette nation toute jeune, en quête d'unité ? En cas de sanctions, les Ukrainiens passeront vite à autre chose, estime Irina Dmytrychyn. "Cela viendra juste s'ajouter à une amertume déjà présente, par rapport à ce qui est perçu comme un manque d'implication aux côtés de l'Ukraine des Occidentaux, qui n'en font pas assez face à la Russie."

"Flame is burning", la chanson de Ioulia Samoïlova