À la lecture de la carte esquissée d'après les résultats du premier tour de la présidentielle, deux France radicalement différentes se dessinent, une France des grandes villes et une France rurale et périurbaine.
À l’issue du premier tour de l'élection présidentielle, dimanche 23 avril, Emmanuel Macron est arrivé largement en tête à Paris, où il a remporté 34,83% des suffrages, Marine Le Pen ne dépassant même pas la barre des 5 % avec seulement 4,99 % des voix. Un résultat très différent du vote national qui place le candidat d’En Marche à 23,75 % et la candidate du Front national à 21,53%. Un schéma qui se reproduit dans d’autres métropoles françaises, où les scores FN sont bien en deçà de ceux de leurs périphéries et communes de campagne, comme à Lyon, où le FN ne dépasse pas 8,86 %, ou à Bordeaux où Marine Le Pen n’obtient que 7,39 %.
Jacques Lévy, géographe et politologue à l’École polytechnique fédérale de Lausanne où il dirige le laboratoire Chôros, a étudié la carte électorale de près. Il confirme l’émergence de deux France que tout oppose, calquées sur des aires géographiques bien différentes. Une photographie qui lui rappelle de précédents scrutins.
France 24 : Que nous dit la nouvelle carte électorale de la France qui s’est dessinée lors de ce premier tour de l’élection présidentielle ?
Jaques Levy : Les cartes des suffrages exprimés pour Macron et pour Le Pen sont l’inverse l’une de l’autre. Je remarque une opposition claire entre des centres-villes qui ont voté Emmanuel Macron, et le reste, qui a plutôt opté pour le vote Marine Le Pen. Cette carte n’est pas inédite : ce clivage, je l’avais déjà observé en 1992 lors du référendum sur le traité de Maastricht. Jusqu’ici, c’était un clivage qui ne se manifestait que sur les questions européennes, au moment des référendums [Maastricht, en 1992, Traité sur la Constitution européenne, en 2005]. La carte de cette élection présidentielle ressemble d’ailleurs à celles observées au Royaume-Uni, avec le vote pour le Brexit, mais aussi aux États-Unis avec l’élection de Donald Trump et même les législatives aux Pays-bas.
Dans les banlieues, on retrouve la carte de 1992. Celles-ci votaient majoritairement "non" à Maastricht en 1992, et cette fois c’est le pôle Jean-Luc Mélenchon qui capte cette partie de l’électorat, inquiet au sujet de l’UE. Ses scores en Seine-Saint-Denis, à Marseille ou à Toulouse, des villes où même le vote socialiste avait une couleur communiste, rappellent ceux du Parti communiste au tournant des années 1970, à la veille de sa chute. Preuve que les lieux gardent une "mémoire".
Quelles sont ces France qui s’opposent, selon la ligne de clivage géographique que vous décrivez ?
Marine Le Pen affirme que les problèmes de la France viennent de son rapport à l’extérieur. Elle a réussi à réunir autour de cette perception de la mondialisation, jugée comme une menace, deux électorats : des gens dotés d’un certain capital économique, qui se perçoivent comme "menacés" – des agriculteurs, des artisans, des habitants du péri-urbain –, et elle a attiré un électorat nouveau, plus jeune. Elle a trouvé en la personne d’Emmanuel Macron son exact opposé sur ces questions, sur l’UE, sur une vision "optimiste" de l’avenir basée sur l’ouverture.
L’électorat d’Emmanuel Macron, lui, est très urbain, avec des niveaux de diplômes plutôt élevés. On parle aussi de "classes créatives", qui ont un capital social qui les rend optimistes. Ils sont orientés vers l’avenir, contrairement à l’électorat frontiste qui va plutôt prôner un repli. Le vote pour Le Pen est davantage guidé par le pessimisme – donc question de perception avant tout – que par la pauvreté.
Pourquoi ce déterminisme géographique dans le vote des électeurs d’un bord ou de l’autre ?
Les gens choisissent de plus en plus leur lieu de résidence, et les conditions dans lesquelles ils résident (type d’habitation, collectif ou individuel, plus ou moins proche des lieux de sociabilité…) avec, bien sûr, des contraintes économiques. Vivre dans un monde où il y a des espaces publics, conduit à rencontrer des personnes différentes de soi. Il y a des gens qui préfèrent aller vers le péri-urbain, et sont prêts à s’endetter pour échapper à la banlieue. Ils souhaitent davantage privatiser leur espace aussi, avec des jardins, éviter de s’exposer à l’altérité… Dans les choix portant sur la vie personnelle, résonnent les grands choix politiques.