logo

La diplomatie ukrainienne à l'épreuve de l'Eurovision

Alors que le conflit avec la Russie se poursuit dans l'est de l'Ukraine, Kiev doit accueillir en mai le concours européen de la chanson. Le choix de la candidate russe paraît être l'occasion pour Moscou d'embarrasser les autorités ukrainiennes.

Longs cheveux blonds, joli minois, ballade sirupeuse avec envolée aux violons, la candidate russe à l'Eurovision remplit toutes les conditions pour faire bonne figure au concours européen de la chanson. Mais ce n'est pas son titre "Flame is burning" qui a retenu l'attention, ni même son fauteuil roulant – Ioulia Samoïlova est handicapée depuis l'enfance –, mais sa prestation à un concert en Crimée. Un détail qui a son importance, puisque le concours Eurovision 2017 est organisé en Ukraine.

La participation de la chanteuse russe à un concert en juin 2015 dans la péninsule ukrainienne, annexée en 2014 par la Russie, pourrait lui valoir d'être poursuivie en Ukraine, où l'annonce de sa sélection pour l'Eurovision a déclenché une polémique.

Des voix se sont élevées pour demander aux autorités de lui interdire de participer à ce grand raout européen, prévu le 13 mai. "Si tu violes notre souveraineté, si tu chantes à un concert des occupants en Crimée, cela veut dire que tu t'exposes à une interdiction d'entrée en Ukraine", a lâché le député ukrainien Serguiï Vissotski.

Le ministre des Affaires étrangères, Pavlo Klimkine, a indiqué que "les services de sécurité étudi[ai]ent" le cas de Ioulia Samoïlova, qui s’est fait connaître dans une émission de télé-crochet et a chanté à l’ouverture des Jeux paralympiques de Sotchi en 2014.

La revanche des Russes

C'est que l'Eurovision se déroule cette année dans un pays en guerre, où "la Russie est l'agresseur", explique à France 24 Kateryna Botanova, journaliste culturelle ukrainienne. Les combats se poursuivent dans l'est du pays, où un blocus ferroviaire tente de couper le souffle économique aux territoires indépendantistes soutenus par la Russie.

Toujours est-il que Moscou n'a sans doute pas choisi cette candidate au hasard. "C'est une forme de revanchisme", explique à France 24 Mathieu Boulègue, analyste spécialiste des questions post-soviétiques et membre du think tank pro-européen CapE. Car l'Ukraine a remporté l'édition 2016 du concours avec une chanson, "1944", évoquant la déportation des Tatars de Crimée sous Staline.

"La Russie cherche à créer une déstabilisation", poursuit Mathieu Boulègue, et a réussi à mettre Kiev dans une situation délicate. "C'est un jeu politique, extrêmement glissant, et l'Ukraine est entrée dedans."

Si côté russe, on ne tient pas en haute estime le concours de l'Eurovision, considéré comme "l'archétype des valeurs décadentes de l'Europe", explique Mathieu Boulègue – on se souvient des réactions ulcérées après la victoire de Conchita Wurst en 2014 –, pour l'Ukraine, c'est l'occasion de se faire la vitrine de l'ouverture et de la tolérance à l'européenne devant quelque 180 millions de téléspectateurs.

Pourtant, avec la menace d'exclusion de la candidate russe, "l'Ukraine semble s'éloigner de ce message pro-européen".

L'Ukraine forcément perdante

Mais pour les Ukrainiens, l'affaire est avant tout une question de droit, rétorque la journaliste Kateryna Botanova. La loi ukrainienne prévoit en effet que toute personne s'étant rendue en Crimée après l'annexion russe ou mentionnant de manière positive ladite annexion peut être interdite de territoire. "La loi ne doit-elle pas s'appliquer à tous ?", demande la journaliste installée en Suisse, expliquant qu'il serait très difficile pour le pouvoir ukrainien de faire accepter à l'opinion publique une absence de poursuites. La population est fortement marquée par le conflit dans l'est, qui a fait plus de 10 000 morts en près de trois ans.

Le profil de la chanteuse complique la tâche des autorités ukrainiennes, qui peuvent difficilement s'acharner sur elle avec son handicap. Lequel pourrait toucher au cœur certains Ukrainiens. "Une personne en fauteuil roulant, ces dernières années, cela fait penser à ceux qui reviennent du front", évoque Kateryna Botanova.

Conclusion : Kiev se retrouve perdante quelle que soit l'issue du bras de fer. Soit elle refuse l'entrée du territoire ukrainien à Ioulia Samoïlova, et prend le risque de l'escalade diplomatique avec Moscou ; soit elle accueille la chanteuse russe, perd la face et se met à dos une partie de la population. "Les autorités doivent trouver la solution qui sera la plus inoffensive pour tout le monde", résume la journaliste, qui pense que l'Ukraine autorisera sa participation tout en engageant des poursuites administratives, et non pénales.

Et même si la Russie présentait un autre concurrent, "tous les problèmes reste[raient] en suspens", avance Kateryna Botanova, évoquant le conflit dans l'est, les difficultés économiques et le million de déplacés qu'il a engendrés. L'Ukraine doit, quoi qu'il en soit accueillir sur son sol une délégation du pays ennemi, et la traiter de manière diplomatique jusqu'à la fin du concours. L'observatrice reconnaît que cela ne sera pas facile : "Il faut espérer que les politiques feront preuve de maturité, et que le public aussi".

"Flame is burning", la chanson de Ioulia Samoïlova