Psychologues, confidents, conseillers... Sur Internet certains imams sont des interlocuteurs de premier plan. Ils recueillent doutes personnels ou religieux, et débattent politique. Mashable FR s’est entretenu avec plusieurs d’entre eux.
Quelque 98 300 abonnés sur Twitter, plus de 200 000 fans sur Facebook, Suhaib Webb est aujourd’hui une référence pour de nombreux internautes qui s’interrogent sur l’islam. Converti à l’âge de 14 ans, cet Américain est aussi le plus médiatisé de ces imams du Net, parmi lesquels on compte, entre autres : Fatih Seferagic, Omar Suleiman, Saad Tasleem aux États-Unis, mais aussi Hassan Iquioussen, Ismaïl Mounir, Abdallah Dliouah, Noureddine Aoussat et beaucoup d’autres en France. Autant de noms dont vous n'avez peut-être jamais entendu parler, mais qui fédèrent une communauté de croyants en constante augmentation sur les réseaux sociaux.
Depuis quelques années, nombreux sont les imams à s’être emparés d’Internet pour gagner en notoriété et voir leur influence augmenter. Les plus radicaux ont fait la une des journaux, à l’instar de Rachid Abou Houdeyfa, l’imam de Brest, tristement réputé pour avoir, dans une de ses vidéos YouTube, menacé des enfants de se voir transformer en cochons s’ils écoutaient de la musique. Mais qu’on se rassure : de nombreuses pages Facebook et autres comptes gérés par des imams sont utilisés à bien meilleur escient.
Dépressions, divorces et questionnements existentiels...
La tendance nous vient des États-Unis où s’est développé un réel marketing de la théologie. Les imams et autres docteurs en islam ont leur site Internet, interviennent sur les cinq continents pour des conférences et accèdent à une notoriété nationale, parfois même mondiale.
Sur les réseaux sociaux, ils publient les vidéos de leurs discours et traditionnels prêches du vendredi. Certains se filment même en Facebook Live pendant la prière : en direct, des milliers d’internautes peuvent les entendre psalmodier le Coran et s’émerveiller de leurs talents en commentaires.
Suhaib Webb, professeur à l’institut islamique de Boston, a rejoint Snapchat convaincu par ses étudiants qui l’appelaient à s'adresser à un public plus large et plus jeune, en proie aux questionnements religieux. La tentative s'est avérée fructueuse puisque désormais, les abonnés viennent de tous les États-Unis mais pas seulement : "Je reçois de nombreux messages de personnes vivant en Europe, en France notamment, où l'on m’envoie des remerciements mais aussi des demandes de prières, comme après l’attentat de Nice", affirme Suhaib Webb à Mashable FR. "Des filles voilées me racontent comment c’est dur pour elles", ajoute l’imam.
En France, d’autres religieux ont à leur tour investi les réseaux sociaux pour jouer ce même rôle, généralement sur Facebook et YouTube, plus rarement sur Twitter. Divorces, difficultés familiales, dépression, envies suicidaires, les imams endossent la casquette de psychologues ou de conseillers conjugaux quand ils ne répondent pas aux questions explicitement religieuses sur le sens du jihad, du jeûne, de l’Aïd etc.
Contrer la radicalisation
Ismaïl Mounir, imam de Longjumeau a même dû ouvrir une ligne téléphonique pour prendre les appels des fidèles, tant les messages sur Facebook étaient trop nombreux. "Beaucoup de parents me contactent quand ils voient leurs enfants changer du jour au lendemain et devenir très religieux", raconte à Mashable FR, Abdallah Dliouah, imam de Valence. "Il y a une fille qui m’a demandé ce qu’était le 'vrai jihad'. Elle souhaitait partir en Syrie. J’ai pu parler avec elle en lui expliquant ce que signifiait le terme de jihad, à savoir le contrôle de soi, de ses passions et de ses pulsions. Vivre en France, pratiquer sa religion et vivre sa citoyenneté, c’est déjà un jihad."
"Ne pas passer laisser Internet aux mains des fondamentalistes"
Comme chacun d’entre eux l’explique, leur activité sur les réseaux sociaux est surtout conçue comme un devoir pour ne pas passer laisser Internet aux mains des fondamentalistes.
"Avant quand on voulait se renseigner sur la religion, on allait directement à la mosquée demander à l’imam. Maintenant, les jeunes s’informent sur Internet et choisissent ensuite d’aller à la mosquée en fonction de ce que va dire l’imam", explique Ismaïl Mounir à Mashable FR. Pour tenter de lutter contre la profusion du discours jihadiste, le religieux qui officie à Longjumeau organise des conférences et publie des courtes vidéos YouTube où il décortique le discours extrémiste.
Abdallah Dliouah, imam de Valence, commente, lui, l’actualité politique, relève les sorties islamophobes, et appelle les citoyens à voter. Un positionnement qui va à l’encontre de certaines théories rigoristes d’après lesquelles voter dans un pays non-musulman – voire même voter tout court – est interdit. "Je leur explique qu’il n’y pas de choix à faire entre être Français et musulman, on a la nationalité, on vote, ce n’est pas du tout incompatible", affirme Abdallah Dliouah.
"Imam Charlie" ?
La plupart de ces imams ont en commun de vivre dans le pays où ils sont nés et où ils ont grandi. Abdallah Dliouah et Ismaïl Mounir disent à ce propos ne pas être "des imams importés" en ce qu'ils ne sont pas, comme la majorité des imams exercant en France, venus du Maghreb.
"Je ne suis pas Chalghoumi !"
Quant à l'efficacité de leur activisme, le constat est mitigé. Oui, ils rencontrent un succès certain et répondent à la demande d'un public parfois égaré sur les questions religieuses. Mais leurs arguments peinent à convaincre les personnes déjà endoctrinés. Comme le raconte Abdallah Dliouah, des jeunes l'ont taxé d'être un "imam Charlie", trop républicain pour être vraiment musulman, d'après les fondamentalistes. Ce à quoi l'imam répond : "Je ne suis pas Chalghoumi [médiatique imam de Drancy], je ne dis pas oui à tout, j'explique juste qu'on est pleinement français et qu'on est fiers de notre religion !".
Un engagement citoyen qui a un prix : les imams contactés par Mashable FR affirment tous recevoir des menaces et des insultes à foison. De l’autre côté de l’Atlantique, Suhaib Webb est désormais sur la liste des personnes recherchées par le groupe État islamique. "L’imam de Snapchat", comme certains le surnomment, entend malgré tout continuer ses courtes vidéos pédagogiques sur l’application : "Je veux tenter de renouer avec l’esprit originel de l’islam contre les tentatives de redéfinition des jihadistes".
Cette lutte sur le terrain du Web, plus que jamais nécessaire. Car si les profils sociologiques et psychologiques des aspirants au jihad sont très variés, ils sont tous, à hauteur de 91% des cas, recrutés sur Internet.
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