Le gouvernement a profité du week-end de la Toussaint pour créer le controversé fichier des "Titres électroniques sécurisés". Une base de données, qui centralisera les informations de 60 millions de titulaires de carte d’identité et de passeports.
Soixante millions de citoyens français fichés. Telle est la principale conséquence de la nouvelle base de données “Titres électroniques sécurisés” (TES) créée par décret, dimanche 30 octobre. Un fichage qui provoque une levée de boucliers massive : L'Obs qualifie le TES d’”effrayant ‘fichier pour tous’”, Libération parle d'une "mégabase de données qui la fiche mal"...
Ce fichier vise à centraliser toutes les informations issues des cartes d’identité et des passeports. Le nom, le prénom, la couleur des yeux, l’adresse, la taille, la filiation parentale, l’image numérisée du visage, ainsi que deux empreintes digitales de la quasi-totalité de la population française (tous les citoyens de plus de 12 ans) vont se retrouver dans une unique base de données à disposition des autorités. Les informations pourront être conservées entre 15 ans pour les passeports et 20 ans pour les cartes d’identité.
Un nouveau “fichier des honnêtes gens” ?
Le ministre de l’Intérieur, Bernard Cazeneuve, et celui de la Justice, Jean-Jacques Urvoas, ont, mercredi 2 novembre, volé au secours de cette initiative présentée comme un garant contre l’usurpation d’identité. Le premier a profité de la séance des questions au gouvernement pour défendre le TES, tandis que le deuxième s’est fendu d’un post sur Facebook assurant qu’il fallait “une meilleure sécurité pour les deux titres” (carte d’identité et passeport).
La montée au front des soldats Cazeneuve et Urvoas ne risque cependant pas de calmer les détracteurs de cette base de données. Pour eux, le TES constitue un énième renoncement de la gauche. Ce fichier ne serait que le décalque de celui voulu par Nicolas Sarkozy en 2012, qui avait suscité l’opposition farouche du Parti socialiste. “Les deux sont effectivement relativement proches, dans la mesure où celui présenté par Nicolas Sarkozy, surnommé ‘fichier des honnêtes gens’ prévoyait aussi de regrouper l’ensemble des données personnelles liées au passeport et à la carte d’identité, y compris l’image numérique ou les empreintes digitales”, rappelle Antoine Cheron, avocat spécialisé dans les nouvelles technologies du cabinet ACBM, contacté par France 24. Ironie de l’histoire : l’une des attaques les plus virulentes à l’époque était signée… Jean-Jacques Urvoas, aujourd’hui chargé de promouvoir l’héritier de ce “fichier des honnêtes gens”.
La principale différence entre les deux, et qui change tout aux yeux de l’actuel gouvernement, c'est qu’en 2012, le texte permettait aux forces de police d’exploiter les données dans certaines affaires, notamment liées au terrorisme. De quoi faire de 60 millions de Français des suspects potentiels. C’est d’ailleurs l’une des principales raisons qui a poussé le Conseil constitutionnel à censurer le fichier proposé par Nicolas Sarkozy en raison “du manque de garantie contre le risque d’arbitraire”.
Rien de tel avec le TES, dont l’accès est limité aux vérifications d’identité. Mais le gouvernement n'a pas l'air très sûr de son coup : il a choisi la torpeur du week-end de la Toussaint pour agir et a préféré opter pour un décret plutôt qu’un projet de loi. “On pourrait penser que le gouvernement cherche à contourner le Conseil constitutionnel en adoptant un décret, car le seul moyen de le contester est de saisir le Conseil d’État”, précise Antoine Chéron.
Gare aux pirates
L’avocat souligne aussi l’enjeu démocratique d’une telle procédure : “D’un point de vue juridique, rien n'interdit au gouvernement de créer un tel fichier par décret, mais certains politiques considèrent qu’un tel fichier, par son ampleur, ne devrait pas pouvoir exister sans qu’il y ait un grand débat public”. C’est, mot pour mot, l’argument du sénateur socialiste Gaëtan Gorce qui appelle, dans Libération, à un “débat parlementaire” sur le sujet.
Le TES coince tout autant politiquement, que sur les principes qu'il véhicule. Le débat est le même qu’en 2012 : davantage de sécurité au détriment des libertés individuelles et de la vie privée. Le prix à payer peut s’avérer élevé : “En dépit des dénégations du gouvernement, le contenu de ce fichier pourra, à terme, être couplé avec des informations recueillies, par exemple, par les caméras de vidéo-protection”, explique Antoine Chéron. En comparant les vidéos et les visages numérisées du fichier, il serait alors possible de géolocaliser à tout moment n’importe qui. Un scénario digne d’un roman orwellien.
Le Jean-Jacques Urvoas de 2012 avait aussi pointé du doigt un autre risque qui subsiste avec le TES : celui du piratage. “Aucun système informatique n’est impénétrable. Toutes les bases de données peuvent être piratées. Ce n’est qu’une question de temps”, prévenait alors le socialiste dans un billet de blog intitulé “Contre le fichier des honnêtes gens”.
De plus, les données sont susceptibles de franchir les frontières car “Interpol et les pays membres de l'espace Schengen pourront également avoir accès à ces fichiers afin de lutter contre l'usurpation d'identité”, rappelle Antoine Chéron. Conséquence : une multiplication des occasions, pour les éventuels cybercriminels, d’intercepter ce qui constitue l’une des plus vastes bases de données d’informations personnelles sensibles jamais constituées.