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En photographiant le quotidien à Maiduguri, Fati Abubakar résiste à la terreur de Boko Haram

La photographe nigériane Fati Abubakar documente le quotidien dans sa ville natale de Maiduguri, fief de Boko Haram dans le nord du pays, dont elle veut montrer un autre visage, loin des clichés de terreur qui lui sont habituellement associés.

Il suffit de taper "Maiduguri" dans un moteur de recherche pour constater que les premières occurrences qui lui sont associées sont "explosions", "attentats-suicides" et, bien sûr, "Boko Haram". De cette ville du nord-est du Nigeria, capitale de l’État de Borno, on ne connaît que ses plaies. Pourtant, c’est un autre visage de la ville que la photojournaliste Fati Abubakar veut montrer.

D’autres visages plutôt. Ceux de ses habitants : des femmes au regard fier, des écoliers rieurs ou des ados qui n’ont rien à envier aux sapeurs congolais. Des portraits hors du temps et de la violence qui est pourtant leur lot quasi-quotidien. Plutôt que de couvrir des attentats, Fati Abubakar a choisi de documenter les projets de développement, les campagnes de soins médicaux menées par diverses organisations locales ou internationales, le savoir-faire des artisans ou tout simplement l’ambiance des rues encombrées de circulation et de marchands ambulants.

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La photographe documente le quotidien de sa ville et poste ses photos depuis septembre 2015 sur Facebook et Instagram sur le compte @bitsofborno ("morceaux de Borno", en français), accompagnées de légendes et citations. "Les gens pensent qu’il n’y a que la mort mais je veux donner une autre vision de la ville que celle qui se limite aux bilans des morts et aux attentats à la bombe", explique par mail la photographe à France 24. "Je veux montrer les forces de gens, le bonheur, la joie. Tout ce qui permet de voir que le habitants avancent et prospèrent malgré l’adversité".

Les plaies de Maiduguri

À regarder ses images, on en oublierait presque que Maiduguri, ville frontalière du Cameroun, est le fief du groupe terroriste Boko Haram. Celle qui est née et a grandi là garde la nostalgie d’un âge d’or révolu. "La vie avant Boko Haram était incroyable. On avait des amis, on allait à l’école, on organisait des fêtes et des mariages très colorés. Surtout, nous étions une communauté très soudée", se souvient Fati. "Puis, avec Boko Haram, tout est devenu effrayant, tendu, imprévisible. On est devenu paranoïaque", poursuit-elle.

La secte islamiste s’est formée en 2002 sous l’égide du prêcheur sunnite Mohamed Yusuf, qui a ordonné les premières attaques contre des postes de police dès 2003. Depuis, la terreur n’a jamais cessé. Elle a même empiré quand Abubakar Shekau a repris le flambeau en 2010, un an après l’exécution en pleine rue de Mohamed Yusuf. Le mouvement a alors basculé dans la clandestinité et la fureur. "Quand la secte a commencé à faire ses prêches radicaux, on savait que ça allait mal tourner. Et, à partir de 2009, c’est devenu le chaos", atteste Fati.

Le groupe terroriste, qui a fini par prêter allégeance à l’organisation État islamique (EI) en 2015, a multiplié les attentats-suicides, prises d’otage, attaques, enlèvements. Impossible de trouver un bilan chiffré précis des attaques de Boko Haram à Maiduguri mais sur l’ensemble du territoire, l’insurrection de la secte islamiste a fait de plus de 21 000 morts depuis 2009, selon l'Acled,  et au moins 2 000 disparus.

Sortir de la tragédie

Avec ses images, Fati Abubakar résiste à la terreur. "Beaucoup de gens ont perdu des proches et le quotidien est devenu tragique. Mais petit à petit, nous nous sommes ‘désensibilisés’, pour devenir plus résilients et aller de l’avant. C’est exactement ce que je veux montrer au monde : comment nous sortons de la tragédie. Ce n’est pas facile mais nous sommes prêts à avancer, guérir et reconstruire", explique la jeune femme. Alors quand Boko Haram – qui signifie littéralement "l’éducation occidentale est un péché" – enlève des lycéennes à Chibok et dénonce l’éducation des femmes, Fati photographie une professeure qui donne la classe devant un parterre de femmes, dans le camp de réfugiés de Bama, petite ville à 60 km de Maiduguri.

Si elle assume préférer les "histoires joyeuses", Fati Abubakar ne sombre pas pour autant dans l’angélisme. Elle n’occulte pas les difficultés que rencontrent les habitants de Maiduguri, mais les témoignages qu’elle recueille ont moins à voir avec les attaques de Boko Haram qu’avec les difficultés économiques et l’abandon de l’État central. Parmi ses portraits, on découvre par exemple celui d’une fillette au visage sale, dont la légende nous apprend qu’elle vit dans un bordel.

"Un bordel n’est pas un endroit pour une petite fille. Mais son père travaille comme agent de sécurité dans un hôtel miteux à côté de la gare de #Maiduguri. ‘Il n’y a pas de travail’, soupire-t-il" raconte la photographe sur Instagram. Plus loin sur son film Instagram, on tombe sur le portrait d’un mendiant Fulani qui tend sa sébile. En commentaire, Fati le cite : "J’étais fermier à Konduga. Mais depuis que je suis arrivé à Maiduguri il y a trois ans, je mendie dans la rue pour nourrir ma femme et mes enfants."

Une photo publiée par Yerwa (@bitsofborno) le 22 Juin 2016 à 1h16 PDT

Une femme libre

Femme dans une région où elles sont particulièrement menacées – Boko Haram a enlevé des centaines de femmes et jeunes filles depuis 2009 pour en faire des esclaves sexuelles, des épouses forcées ou des bombes humaines –,  Fati chérit pourtant son indépendance et sa liberté. De la même manière qu’elle passe outre les dangers du terrain pour poursuivre son travail de documentation – "quand je travaille, je ne place pas la peur dans l’équation et j’ai tendance à penser que tout va bien se passer" – , elle refuse de céder à la pression sociale.

À 30 ans, la photographe qui est travailleuse humanitaire et diplômée en santé publique de l’université London South Bank, n’est toujours pas mariée, ce qui fait d’elle une exception dans le paysage local. "Maiduguri est une ville traditionnelle et il est mal vu d’être toujours célibataire passé un certain âge", explique Fati. "Mais je refuse de céder à la pression et je veux me marier pour la bonne raison : l’amour. J’attends un homme qui encouragera mes rêves et s’embarquera dans mon aventure", poursuit-elle.

Pour l’instant, c’est le public qu’elle embarque dans ses aventures qu’elle partage en ligne. Une diffusion qui lui a permis de récolter des dons pour des projets de développement locaux, de quoi réjouir cette insatiable optimiste qui mise déjà sur le déclin prochain de Boko Haram. "Boko Haram perd de son influence. La lutte contre l'insurrection bat son plein et nous espérons que le groupe sera rapidement et totalement éradiqué", écrit-elle. Un défi aux autorités autant qu'un vœu pieu.