L'Irlande a connu une croissance inédite de 26,3 % en 2015. Problème : ce taux officiel ne correspond pas à la réalité et reflète surtout les petits arrangements fiscaux des multinationales qui ont élu domicile dans le pays.
C’est un bond de Tigre celtique qui a de quoi impressionner même la plus performante des économies émergentes. Son PIB a progressé officiellement de 26,3 % en 2015. Du jamais vu pour Dublin. “Je ne suis pas sûr que la Russie soviétique des années 30 a pu afficher de tels chiffres” même en exagérant ses performances, a ironisé Tom Healy, directeur du Nevin Economic Research Institute de Dublin, interrogé par le quotidien britannique Financial Times.
Aucun maquillage des comptes à l’horizon. Les données ont été publiées par l’Office central des statistiques (CSE), en utilisant la méthodologie officielle établie par l’Union européenne pour calculer la croissance.
Grandes manœuvres fiscales
Mais ce miracle statistique ne reflète que très imparfaitement la réalité économique du pays. Les précédentes prévisions de croissance du CSE faisait état, en début d’année, d’une hausse importante du PIB d’environ 7,8 % pour 2015. Des chiffres davantage pris au sérieux par les économistes. D'ailleurs nombre d’entre eux ont avalé de travers en découvrant les données officielles.
Pour Paul Krugman, prix Nobel d’économie 2001, ces 26,3 % démontrent “que les statistiques peuvent dire n’importe quoi”. “Si vous voulez trouver les traces d’une telle croissance, il faut rester à l’intérieur de l’aéroport de Dublin” et ne pas quitter la zone des voyages d’affaires, estime pour sa part Aidan Regan, enseignant à l’University College de Dublin.
En réalité, cette exceptionnelle performance s’explique par des mouvements ponctuels d’actifs des multinationales qui aiment tant Dublin pour son faible taux d’impôt sur les sociétés (12,5 %). L'année 2015 a connu de grandes manœuvres de la part des géants de la Silicon Valley, de l’industrie pharmaceutique et de la chimie pour s’adapter aux nouvelles règles fiscales en Irlande et à la pression internationale sur les paradis fiscaux.
Ainsi, Dublin n’avait probablement pas anticipé qu’en mettant fin, l’an passé, à la très décriée pratique du “double irlandais”, il doperait autant sa croissance. Cette astuce fiscale, utilisée par Google ou Apple notamment, permettait d’établir son siège en Irlande (qui bénéficie de l’impôt sur les sociétés le plus bas en Europe) puis de créer une filiale de droit irlandais dans un paradis fiscal. Cette filiale était "rémunérée" par la maison mère sous forme de “royalties” pour l’utilisation de ses licences. L’argent qu’elle versait à cette filiale était déduit de ses profits (réduisant l’impôt en Irlande) tandis que l’entreprise ne versait pas un centime au paradis fiscal sur les bénéfices des “royalties”. Cette pratique a été interdite par les autorités, les multinationales ont donc rapatrié leurs précieuses licences sur le sol irlandais, gonflant artificiellement le PIB.
Pas d’effet sur l’emploi ou les salaires
Dublin peut aussi remercier la volonté de Washington de lutter contre la “tax inversion”, sport préféré des multinationales américaines consistant à relocaliser leur siège dans un pays tiers lorsqu’il rachète une entreprise étrangère. La destination choisie dispose, généralement, d'un climat fiscal plus doux que les États-Unis… comme l’Irlande. Les grands groupes se sont empressés d’en profiter avant que Washington ne sonne la fin de la récré début 2016.
Outre ces tours de passe-passe fiscaux, l’exceptionnelle fausse “croissance” s’explique aussi par le bond des exportations enregistrées par le pays. Des exportations de produits fabriqués… hors d’Irlande (+32 %). Dublin comptabilise, en effet, dans son PIB les biens exportés par des entreprises sises en Irlande mais qui ont sous-traité la production à des sociétés situées sous d’autres cieux. Le pays tente ainsi de compenser sa petite taille lui interdisant d’avoir un grand nombre d’usines de fabrication. Mais ces exportations n’ont pas d’effet direct sur l’emploi ou les salaires en Irlande.
Le montant total des salaires versés n’a d’ailleurs que peu fluctué, augmentant de cinq milliards d’euros en un an, a calculé l’économiste irlandais Seamus Coffey. Les Irlandais n’ont donc pas bénéficié des effets de la folle croissance dans leur vie quotidienne.
Finalement, cette croissance renvoie de l’Irlande une image peu flatteuse puisqu’elle souligne une fois de plus l’attrait du pays pour des multinationales adeptes des bidouillages fiscaux légaux mais controversés. Elle aura, cependant, une conséquence qui peut changer la vie des Irlandais : le pays va pouvoir emprunter à des taux plus faibles sur les marchés et ainsi lever davantage de fonds pour financer les services publics, a promis le ministère irlandais des Finances.
Les intérêts qu’un pays doit payer pour emprunter dépendent en effet du rapport entre sa dette et son PIB. Comme ce dernier a fait un bond spectaculaire en avant alors que la dette est restée stable, le taux d’endettement de l’Irlande est passé de près de 95 % du PIB à 79 % du PIB en un an. Calcul factice et artificiel ? Qu’importe ! Il n’est plus nécessaire de démontrer que les marchés ont la vue statistique un peu courte.