
Avec le magnifique "Aquarius", le Brésilien Kleber Mendonça Filho, pour la première fois en compétition, s'est imposé comme un sérieux candidat à la Palme d'or. Davantage que les capés Jean-Pierre et Luc Dardenne dont "La Fille inconnue" déçoit.
Il est rare que l’actualité la plus brûlante parvienne à se tailler une place sur le très protocolaire tapis rouge du Festival de Cannes. La vitrine cannoise était trop belle pour les Brésiliens d’"Aquarius" qui ont profité de la montée des marches, mardi 17 mai, pour dénoncer la mise à l'écart du pouvoir de Dilma Rousseff. Mines graves, les acteurs du film ont posé devant les photographes avec de petites feuilles A4 protestant contre ce qu’ils considèrent comme "un coup d’État". "Le Brésil n’est plus une démocratie", pouvait-on lire. Cela a le mérite d’être clair.
Kleber Mendonça Filho est un réalisateur en colère. En colère contre les ennemis de son pays. Les ennemis intérieurs. Ceux qui veulent imposer au nom du sacro-saint développement économique les lois d’un capitalisme déshumanisé et déshumanisant. C’est le sujet d’"Aquarius", peut-être le film le plus ambitieux de la compétition. Comme il l’avait déjà fait avec "Les Bruits de Recife", son précédent et premier long-métrage, le cinéaste réussit le tour de force de "raconter" le Brésil d’aujourd’hui sans bouger de chez lui. En circonscrivant son récit à un front de mer, celui de Recife, sa ville natale et théâtre quasi exclusif de son cinéma (commencé par une série de documentaires et de courts-métrages récompensés dans plusieurs festivals internationaux).
Se souvenir des belles choses
"Aquarius" est le nom d’un ancien immeuble d’à peine quatre étages, dont l’architecture "vintage" fait tâche dans cette forêt de tours sans âmes plantée au bord de l’Atlantique. C’est là que vit Clara (Sonia Braga) depuis 30 ans. Là qu’elle a fondé une famille, élevé ses deux garçons et sa fille, combattu un cancer du sein, constitué son impressionnante collection de disques vinyles, appris à vivre seule après le départ de ses enfants et la mort de son mari. Là aussi qu’elle résiste quotidiennement contre le harcèlement des promoteurs immobiliers. Et elle le fait simplement : en restant chez elle (comme le réalisateur). Clara est en effet l’unique habitante de l’"Aquarius", la dernière propriétaire refusant de vendre son bien.
C’est faire offense à l’intransigeance de la belle sexagénaire que de considérer son appartement comme un simple "bien". Il est plus que cela, il est la somme de souvenirs (magnifique scène d’une vieille commode, témoin involontaire d’ébats amoureux passés), la somme de toute une vie que les exigences de modernité seraient prêtes à couler sous le béton. Le Brésil qui dilapide son passé à marche forcée, voilà ce que nous montre Kleber Mendonça Filho. Son film répond à cette urgence, si simple mais si belle : il faut se souvenir des belles choses.
La nostalgie, camarade
En cela, "Aquarius" est un joyau de mise en scène qui révèle, par touche discrète, toute l’ampleur du récit. Ici, on s’arrête à une vieille photo de famille, là, on laisse un vieux tube brésilien jouer sur la platine vinyle… Le passé ne ressurgit que de manière furtive, sans esbroufe, sans ce vernis passéiste qui encombre bien souvent la nostalgie au cinéma.
Comme de nombreux films en compétition ("Toni Erdmann", "Personal Shopper"…), "Aquarius" ne serait pas ce qu’il est sans son actrice principale. Énorme star au Brésil, Sonia Braga irradie l’écran. Port fier et regard d’acier, elle incarne à merveille la femme à poigne qui s’oblige à rester forte (au risque d’être cassante) pour ne pas passer pour folle. Nombreux sont ceux qui la verraient bien décrocher le prix d’interprétation féminine. À moins que ce soit le film dans son ensemble qui rafle la mise en remportant la Palme d’or. Ce qui n’aurait rien de scandaleux.
La réussite d'"Aquarius" démontre une nouvelle fois la capacité des "petits nouveaux" à se démarquer sur la Croisette. Tous deux appelés pour la première fois en compétition, Kleber Mendonça Filho et l’Allemande Maren Ade (auteur de la comédie "Toni Erdmann") devancent, à l’applaudimètre, les vieux routiers du Festival. Un affront qui porte même jusqu’aux capés Jean-Pierre et Luc Dardenne.
Adèle Haenel mène l’enquête
On le regrette mais "La Fille inconnue" n’a pas le même souffle que les films ayant permis aux Belges de figurer au sein du club restreint des double-palmés. Metteurs en scène et scénaristes hors pair, les deux frères peinent à convaincre dans cette enquête criminelle à portée sociale (les Dardenne restent les Dardenne). Comme si la fougue de leur écriture s’était diluée dans les obligations scénaristiques du film policier. Sans policier.
Ici, les investigations sont menées par Jenny Davin, une jeune médecin généraliste tentant d’expier une faute professionnelle (Adèle Haenel, en mode atone). Son tort : ne pas avoir ouvert les portes de son cabinet à une jeune fille retrouvée morte quelques heures plus tard. Rongée par la culpabilité, la docteure court les environs de Liège à la recherche de l’identité de la défunte dont on ne sait rien (pas de nom, pas d’âge, pas de parents). Tout juste savons-nous qu’elle vient d’Afrique et qu’elle a été battue à mort.
Confondre le tueur n’intéresse pas Jenny. Son obsession est de mettre un nom sur la sépulture de la "fille inconnue". Et il faut faire vite afin que la victime ne soit pas enterrée dans l’anonymat. Encore tenus par leur cinéma "course-contre-la-montre", les Dardenne s’affranchissent pourtant ici de l’action, préférant filmer la parole. Celle qui libère du poids de la culpabilité. Il y a Jenny d’abord qui se confesse (elle concède avoir péché par orgueil). Puis tous ceux auprès de qui elle obtient des aveux. Sans brusquer. Uniquement par l’écoute.
En se substituant aux enquêteurs, la jeune femme redéfinit son rôle de médecin dans le corps social. Promise à une brillante carrière dans un centre médical prospère, Jenny décide finalement de rester dans un cabinet plus modeste afin d’y soigner les plus démunis. Mais c’est au prix de rebondissements quelque peu forcés que la jeune femme fait son apprentissage moral (le dénouement est quand même biscornu). Jean-Pierre et Luc Dardenne nous avaient habitués à une ligne plus claire. Non, ce n’est pas vraiment l’année des "anciens".