logo

Cannes 2016, jour 3 : affreux, sales et méchants... "Ma Loute" rejoue la lutte des classes

Porté par le succès de la savoureuse série "P'tit Quinquin", Bruno Dumont concourt à la Palme d'or avec une farce sociale. Malgré des trouvailles visuelles éclatantes, "Ma Loute" déçoit par son outrance à tout crin.

Il est quand même fort, Ibra. En un seul gazouillis, le futur ex-attaquant du Paris Saint-Germain est parvenu à "zlataniser" le Festival. Le microcosme cannois aura fort à faire, en ce troisième jour de compétition, pour attirer de nouveau l’attention médiatique sur une Croisette en mal de polémiques (la blague de Laurent Lafitte mise à part).

Comme si cela ne suffisait pas, la star de la Ligue 1 a eu l’outrecuidance de reprendre les éléments de langage que Jean-Pierre Léaud devait utiliser à l’occasion de la remise de sa Palme d’honneur en clôture du Festival. "Je suis arrivé en roi, je pars comme une légende" : on imagine que c’est, peu ou prou, ce que l’acteur de la Nouvelle Vague avait prévu de dire en recevant son prix. D’autant qu’on le verra la semaine prochaine incarner le Roi-Soleil dans "La Mort de Louis XIV", film d’Albert Serra présenté en sélection officielle mais hors compétition.

La baudruche qui se dégonfle

Médiatiquement, la journée est donc foutue pour les festivaliers. Cinématographiquement, elle a pris un petit coup derrière la cravate. Car, disons-le, "Ma Loute" déçoit. Le film de Bruno Dumont était pourtant l’une des plus grandes attentes de cette compétition 2016. Après ce joyau de bouffonnerie qu’était "P’tit Quinquin", on espérait que le réalisateur nord-pas-de-calaisien porte de nouveau la farce burlesque hexagonale à des sommets de bravoure. Las, le film est à l’image de sa scène finale (visuellement impeccable cela dit) : une baudruche qui se dégonfle.

On comprend d’emblée l’intention comique de "Ma Loute" : rejouer la lutte des classes par excès d’exagérations outrancières. D’un côté, la famille Van Peteghem, riches décadents  et limite incestueux du début du XXe siècle qu’interprètent Fabrice Luchini, Juliette Binoche et Valeria Bruni-Tedeschi. De l’autre, les Brufort, famille de pêcheurs mal embouchés, campés par des acteurs non professionnels (une habitude chez Dumont qui est également resté fidèle à sa terre du Nord-Pas-de-Calais). Deux mondes différents donc qui vont se retrouver liés, à leur corps défendant, par l’histoire d’amour naissante entre la garçonne Billie (Raph), issue du premier clan, et Ma Loute (Brandon Lavieville), l’aîné du second. Rien de plus classique que ce schéma à la "Roméo et Juliette" sauf que les Brufort font passer les Capulet pour des enfants de chœur. La famille bouffe en effet du bourgeois à longueur de repas. Littéralement.

À cette boursouflure comique de l’anthropophagie comme trait caractéristique de la classe sociale basse s’ajoute l’emphase d’interprétation des stars du septième art que Bruno Dumont a choisies, dit-il, par ce qu’elles incarnent à ses yeux la "bourgeoisie du cinéma français". Luchini, Binoche et consorts n’en font pas des caisses, ils en font des containers. Leur jeu est ici porté à un tel niveau d’abstraction (ils ne disent pas "whisky" mais "ouisseki") qu’on ne le considère plus comme des acteurs mais de difformes pantins ânonnant leur texte. Tout cela est gênant à souhait et tellement délibéré qu’on ne peut s’empêcher d’y déceler du sadisme de la part du metteur en scène.

Gags cartoonesques

Passons donc sur la farce sociale servie ad nauseum. La facétie de Bruno Dumont n’a, en fait, d’intérêt que dans ses trouvailles visuelles, particulièrement savoureuses (comme la baudruche mentionnée plus haut). De ce point de vue, la force de "Ma Loute" réside en sa capacité à renvoyer aux grandes heures du cartoon et du cinéma muet populaire. Tant dans sa manière de répéter les gags (certes pas toujours convaincants) que de créer, dans chaque plan, des effets comiques par les oppositions physiques des personnages, tels le gros inspecteur Machin et son assistant malingre Malfroy renvoyant irrémédiablement à Laurel et Hardy.

Ce petit jeu de références, lui aussi poussé à l’excès, aurait certainement paru vain s’il n’était porté par un sens de la composition, de la lumière et des bruitages, somme toute assez virtuose. À tel point qu’on pourrait même imaginer voir "Ma Loute" dans une version où la parole aurait été totalement supprimée. Comme un Charlie Chaplin au temps du cinéma sonore.

La révolution égyptienne vue d’un fourgon

Dans un tout autre registre - bien que, là aussi, la forme prime sur le fond -, évoquons "Clash" de Mohamed Diab. Présenté en ouverture de la section Un certain regard, ce film égyptien est une "proposition de cinéma", comme on dit dans le jargon. Entendez par là, une œuvre dont le dispositif original de mise en scène apporte une réflexion sur la manière de montrer les choses sur grand écran. Du cinéma qui repense le cinéma, en quelque sorte.

Ici, l’idée est de faire revivre la deuxième révolution égyptienne – celle qui fit tomber les Frères musulmans en 2013 – depuis un fourgon de police où sont enfermés des partisans et des opposants au parti islamiste (d’où ce titre de film évocateur). C’est donc à travers des fenêtres à barreaux, sorte de petits écrans incrustés dans le grand, que nous assistons à la destitution imminente du président Mohamed Morsi par l’armée. Plutôt malin. Malheureusement, "Clash" ne tient pas la cadence et s’essouffle dès que le récit se focalise sur l’intérieur plutôt que l’extérieur de cette prison sur roues.

Les 20 premières et dernières minutes sont extraordinaires en ce qu’elles amplifient la portée des violences survenant dans la rue (la séquence finale est aussi terrifiante qu’une invasion de zombies dans un film d’horreur). Entre les deux, le long-métrage peine à s’extirper du traditionnel huis-clos où s’affrontent des personnages réduits à un panel représentatif de la société égyptienne (le jeune DJ branché, le laveur de voitures SDF, le fan de foot, le gros rigolo, l’islamiste tenté par le jihad, la mère courage, etc.).

Qu’il soit inspiré ou non, "Clash" dresse en tous cas un état des lieux bien peu optimiste de cette Égypte minée par les divisions et les haines recuites. À bien des égards, la réconciliation semble hors de portée, nous dit Mohamed Diab. Hormis lorsque les Égyptiens chantent. C’est l’autre belle idée du film.