
Bernie Sanders, qui vient de remporter la primaire démocrate de l'Indiana, reste loin derrière Hillary Clinton. Mais il aura été bien plus qu'un candidat de témoignage. Mark Binelli l’a suivi de près pendant 48 h.
La toute première question qu’on pose à Bernie lors de sa toute première assemblée locale en Iowa vient d’un jeune homme barbu qui porte un t-shirt à l’effigie de Green Lantern. Il veut savoir ce que le candidat a l’intention de faire quant à la réglementation du poker en ligne, s’il est élu président.
« Je vais être très honnête avec vous : ça n’est pas une question à laquelle j’ai beaucoup songé », répond du tac au tac Bernie Sanders, 73 ans, sénateur du Vermont depuis 2007. Il fait une pause puis marmonne : « Il me semble qu’un de mes enfants joue beaucoup au poker. Si la question est de savoir si les grandes entreprises peuvent arnaquer les joueurs de poker, la réponse est non. Vous voyez ce que je veux dire ? Une des choses que vous apprenez en tant que sénateur américain, c’est que tout problème a une solution. »
Sanders a les cheveux particulièrement blancs et une façon brutale de s’exprimer. Son débit de parole et son fort accent de Brooklyn rappellent étrangement Larry David. Ou, plus précisément, Larry David imitant Georges Steinbrenner dans Seinfeld. « On a beaucoup plus écrit sur mes cheveux que sur mon programme d’infrastructure ou mon programme pour l’éducation supérieure – pas de question là-dessus », s’en plaindra Sanders auprès de moi plus tard.
En ce jeudi soir de mai, Sanders prononce un discours à l’université privée catholique Saint Ambroise de Davenport, dans l’Iowa. Par pur hasard, Rick Santorum se trouve lui-aussi à Davenport, pour lancer sa campagne de 2016 en Iowa. D’après le registre de la ville de Des Moines, le discours de Santorum a attiré environ 80 personnes. Ce sont près de 700 personnes qui se sont déplacées pour Sanders – la meilleure performance réalisée par un candidat en Iowa durant cette campagne électorale.
La montée d’un candidat à gauche du favori est presque devenue une habitude en tout début des primaires démocrates : Bill Bradley en 2000, le compagnon de Sanders du Vermont, Howard Dean, en 2004, Barack Obama en 2008. Mais Sanders se situe à gauche de tous ces révoltés. Son adversaire, Hillary Clinton, serait la première femme à être élue présidente des États-Unis ; Sanders serait le premier président à se déclarer ouvertement socialiste. Il attire l’attention de ses concitoyens sur l’Europe, en particulier sur la Scandinavie, en expliquant comment on pourrait mettre les choses en pratique : avec des programmes d’aide sociale généreux assurant un revenu minimum pour tous, mis en application rapidement par un gouvernement fort et actif, et financé par des taxes plus élevées sur les grandes entreprises, ainsi que par la réduction des dépenses inutiles dans des secteurs comme, disons, les deux milliards de dollars pour la guerre en Irak.
Sanders a la conviction que des idées si progressistes sont largement populaires en Amérique, et pas seulement parmi une franche très à gauche mais aussi parmi les classes laborieuses, et même au cœur des États républicains. Pourtant, les mouvements progressistes de ces dernières années ont été marginalisés sous la pression des institutions (comme Dean ou le mouvement Occupy Wall Street) ou comme dans le cas des partisans d’Obama, qui ont vu les promesses non tenues.
Sanders est d’avis qu’en maintenant l’attention sur des mesures populistes en matière d’économie, il a un coup à jouer – un sacré coup pour en finir avec les vieilles querelles, assure-t-il. « Une fois les questions sociétales mises de côté – le droit à l’avortement, les droits des homosexuels, le contrôle des armes à feu – et qu’on aborde les questions économiques », dit-il, « il y a plus de points d’accord que ce qu’en disent les experts. »
À Davenport, Sanders parvient effectivement à attirer l’attention de la foule presque deux heures durant en se concentrant – inlassablement et sans fléchir sur de minuscules détails – sur son programme politique, un nouveau New Deal sur le modèle d’Oslo ou Helsinki : un programme fédéral d’emplois (un milliard de dollars de dépenses dans les infrastructures sur 5 ans, avec la création de 13 millions d’emplois) ; la reconstruction de nos aéroports, ponts, routes et voies ferrées ; un salaire fédéral minimum de 15 dollars l’heure ; le démantèlement des banques de Wall Street devenues trop puissantes pour s’effondrer ; un amendement constitutionnel pour renverser l’organisation conservatrice Citizens United ; les frais d’inscription gratuits dans toutes les universités publiques ; l’augmentation des taxes pour les riches et la suppression des niches fiscales dont profitent les grandes entreprises ; l’instauration d’une taxe carbone pour réduire l’utilisation des énergies fossiles et promouvoir les sources d’énergies alternatives ; la scolarisation gratuite pour tous les enfants de maternelle ; un système public d’assurance maladie avec une caisse unique ; un congé maladie payé et un minimum de deux semaines de congés payés pour tous les salariés américains.
Il y a plus, mais c’est le cœur de son argumentaire. Comme orateur, Sanders est nettement plus brut de décoffrage que sa collègue du Sénat, Elizabeth Warren, la plus économiquement à gauche, à laquelle il est souvent comparé. Mais il est particulièrement bon pour prendre en compte les inégalités salariales – une expression qui risque de devenir aussi galvaudée par son usage excessif que peut l’être l’expression « espoir et changement » –, non seulement en examinant la réalité des inégalités salariales, mais encore en les présentant sous un angle strictement moral. Comment la nation la plus riche de l’histoire de toutes les nations a-t-elle pu permettre que les 10 % des plus riches possèdent autant que les 90 % restants ? Comment se fait-il que la prédiction qu’une seule famille américaine (Les Koch, grâce au soutien de donateurs issus du réseau politique qu’ils contrôlent) va dépenser plus d’argent les partis démocrate ou républicain au cours des prochaines élections n’est pas seulement plausible mais pas du tout surprenante ? Et d’un point de vue plus existentiel, doit-on admettre que la phase ultime du capitalisme se développe à n’importe quel prix ?
Cela n’a peut-être pas l’impact des vidéos qui se propagent comme des virus sur Internet, mais le ton alarmé du discours anti-système de Sanders agit étrangement comme un charme sur son public. Parfois, il lui arrive de joindre son pouce et son index, et il gesticule comme s’il avait réussi à pincer et montrer une minuscule chose invisible qui lui permette de soutenir son propos. Quand il écoute une question, il se pince fermement les lèvres et fait saillir son menton, sans sourire. Et parfois, il rougit. Tandis que d’autres candidats se mettent en quatre pour affirmer leur foi en l’exception américaine, Sanders n’hésite pas à dire des choses telles que celle-ci :
« Aujourd’hui, aux États-Unis, il est difficile de concevoir à quel point nous faisons des choses idiotes – oui vraiment, nous en faisons beaucoup… » Plus tard, à Davenport, il ajoute : « J’ai quelque chose à dire à l’attention des mes collègues républicains », puis il s’interrompt d’un silence lourd de sens, et parce que c’est Sanders, une tension soudaine envahit la salle – durant un moment de suspense, on s’attend presque tous à ce qu’il lâche quelque chose de grossier –, et il le sait, faisant délibérément durer le suspense. Et soudain, il conclut sa pensée, en proférant : « Avec tout mon respect, je ne suis pas d’accord. » L’ombre d’une malédiction flotte dans l’air et la politesse feinte des propos qu’il vient de tenir résonne davantage comme : « Allez vous faire foutre ! »
La foule tourne au délire.
Si on observe Sanders parler suffisamment longtemps, on remarque qu’il utilise un certain nombre d’expressions récurrentes, avertissant ainsi l’auditeur attentif que des assertions tranchantes vont suivre : « De mon point de vue », « Incroyablement », « Pouvez-vous imaginer ? », « Je vais être honnête avec vous », « Si vous arrivez à le croire », « Permettez-moi d’être clair », « Maintenant, pourquoi est-ce le cas ? ». Il y a quelque chose de jubilatoire dans le mépris très informé qu’affiche Sanders, et le fait qu’il fasse si peu d’efforts pour le dissimuler.
« Ma femme me rappelle sans arrêt que je déprime tout le monde », dit Sanders. Il plaisante, mais pas vraiment. Son air grincheux lui donne une certaine authenticité : des articles ont souligné son étonnante popularité sur les réseaux sociaux, et l’imprévisible électorat de ce millénaire semble s’accorder avec son exaspération de grand-père devant l’état actuel du monde. Il y a comme une note discordante, un aspect presque irréel à son discours caustique et le dédain dont il fait preuve à l’égard des conventions d’une campagne politique moderne – tout cela a pour effet de souligner la sottise et le caractère artificiel du jeu des autres acteurs, et la médiocrité du scénario qu’ils lisent.
« Un week-end avec Bernie Sanders » a été traduit de l’anglais par Simon Mauger d'après l'article de Mark Binelli « Weekend With Bernie », paru dans Rolling Stone.
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