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Après avoir connu un immense succès en Belgique avec sa pièce "Djihad", qui raconte avec humour la radicalisation de jeunes Belges puis leur désenchantement, l'auteur belge Ismaïl Saidi l'a présentée à des lycéens de Trappes vendredi.

Ben s’est juré d’aller tuer des mécréants en Syrie et de ne plus écouter de musique. Mais à la nuit tombée, lorsque ses deux acolytes se sont endormis et qu’il prend son tour de garde, kalachnikov en main, il a sitôt fait de tirer son casque audio de son sac et d’utiliser son arme comme micro pour chanter en play-back les tubes de son idole, Elvis Presley.

Cette scène de "Djihad", la dernière pièce du metteur en scène belge Ismaël Saidi, provoque un fou rire général des lycéens de Trappes (Yvelines) venus assistés, vendredi 15 avril, à sa représentation à la salle La Merise.

"Djihad" raconte l’histoire d’Ismaël, Ben et Reda, trois amis d’enfance désœuvrés. Depuis Molenbeek, en Belgique, ils préparent leur départ vers la Syrie où ils rêvent de rejoindre une organisation jihadiste. Sur la route, leurs interrogations se multiplient et leurs langues se délient : Ismaël révèle ses talents cachés de dessinateur et son penchant pour les mangas, Ben avoue sa passion pour le rock d’Elvis Presley et Reda, derrière son apparente naïveté et son goût pour le jeu vidéo "Call of Duty", souffre encore de sa tragique histoire d’amour avec Valérie, que sa mère a refusé qu’il épouse car elle n’était pas musulmane.

Alors qu'ils sont convaincus d'avoir fait le bon choix en partant en Syrie, la rencontre des trois amis avec Michel, un Syrien chrétien dont la femme a été tuée par un tir de drone, et la découverte de la violence extrême fait prendre à leur aventure une tournure dramatique. Plus très sûr de ses convictions, Ismaël, joué par Ismaël Saidi, se retrouve perdu entre Ben et ses idées radicales, et Reda qui leur préfère finalement la tolérance et l’amour.

Lorsqu’il a écrit sa pièce durant l’été 2014, Ismaël Saidi, originaire de Schaerbeek, commune bruxelloise voisine de Molenbeek où vivaient une partie des auteurs des attentats terroristes de Paris et Bruxelles, n’imaginait pas que ces événements lui donnent une telle résonance.

Jouée pour la première fois en décembre de la même année à Bruxelles, la pièce a rapidement connu un grand succès grâce à sa portée éducative. Le ministère de l’Éducation belge francophone l’a reconnu d’utilité publique et a subventionné une cinquantaine de ses représentations.

La pièce a remporté l'adhésion des élèves de seconde du lycée général de La Plaine de Neauphle, à Trappes, pour qui la représentation était organisée vendredi. Et des trois personnages, c’est Reda, joué par Reda Chebchoubi, qui fut le plus enthousiasmant. "Reda se fait passer pour le plus bête mais en fait, je pense que c’est le plus intelligent, parce qu’il se pose des questions", affirme Leïla, longs cheveux bruns bouclés et tunique rose brodée sur le devant, lors du débat organisé après la représentation. Des questions que se posent aussi les lycéens : "Finalement, vous savez ce que c’est le jihad ?" demande une autre jeune fille présente dans la salle.

"Il est difficile de trouver notre identité"

Si à la sortie, les élèves sont conquis, tous n’étaient pas si enthousiastes au départ. "Au début je ne voulais même pas venir. En fait, j’ai trouvé ça super drôle et j’ai même eu les larmes aux yeux à la fin avec le message de Reda. Tout ce qu’il dit est tellement vrai !", déclare Marwa, basketteuse de 15 ans au caractère bien trempé.

Nisrine, 16 ans, s’est elle reconnue dans le questionnement identitaire qu’incarne ce personnage : "Pour nous musulmans, je trouve qu’il est difficile de trouver notre identité […] Ma famille vient d’Algérie, alors ici on nous considère comme des musulmans mais quand nous allons en Algérie, on nous appelle 'les immigrés'".

Les questions identitaires se posent d’autant plus fortement à Trappes que la ville est aujourd’hui désignée comme une "Molenbeek à la française". Si la comparaison est risquée, la ville de 30 000 habitants a toutefois vu une trentaine d’entre eux quitter la France pour la Syrie.

Pour Ismaël Saidi, la comparaison est "choquante", même si les élèves présents l’ont malheureusement bien intégrée, d’autant que parmi eux, plusieurs connaissent quelqu’un parti en Syrie après s’être radicalisé. Plusieurs fois, lors des débats qui suivent les deux représentations, la question est posée : "Venez-vous présenter la pièce ici à Trappes parce qu’on nous compare à Molenbeek ?"

Ismaël Saidi explique que l’initiative est venue de Rachid Benzine, islamologue et politologue originaire de Trappes et qui y tient régulièrement des conférences, notamment sur la radicalisation des jeunes. Ce sont des professeurs du lycée général de la ville qui, en l’écoutant parler de la pièce, ont eu l’idée de l’inviter. Rapidement, la proviseure du lycée, le rectorat de l’Académie de Versailles et le maire de la ville, Guy Malandin (PS), ont donné leur accord. Mais aucune affiche n’a été posée sur la façade de la salle municipale la Merise indiquant que "Djihad" était jouée. Le sujet reste extrêmement délicat.

"Planter les germes de la réflexion dans leur esprit"

Pour René Macron, le directeur adjoint de l’Académie de Versailles, la "meilleure mesure contre la radicalisation est de ne pas faire comme si les élèves ne se posaient pas de questions". Dans les établissements de la ville, entièrement classée REP (Réseau d’éducation prioritaire), une prise en charge des élèves dont des changements de comportement ont été observés, ainsi que la convocation de leurs parents, sont prévus.

Au lycée de La Plaine de Neauphle, les professeurs n’hésitent pas à aborder en classe les questions de radicalisation qui taraudent leurs élèves et pour les préparer à la pièce d’Ismaël Saidi, certains ont mené des cours sur le thème du jihadisme.

Sylvain, un professeur d’histoire-géographie qui ne souhaite pas donner son nom de famille, a montré à sa classe de première des extraits d’interviews du politologue spécialiste de l’islam, Gilles Kepel. Avec ses classes de seconde, il a abordé la notion de jihadisme d'un point de vue historique.

 Il confirme que ses collègues et lui-même se sont défendus de présenter la pièce d’Ismaël Saidi "comme un outil de déradicalisation". "Nos élèves sont des adolescents, pas des musulmans. Leurs questionnements existentiels sont ceux d’adolescents", affirme-t-il, insistant sur la nécessité d’éviter les préjugés sur ces élèves et sur la ville. "Notre volonté et de leur donner des clés de lecture et de planter les germes de la réflexion dans leur esprit", poursuit-il.

Ismaël Saidi partage cette ambition. Interrogé par les élèves sur sa vision de l’islam, il avoue lui-même être toujours dans la réflexion sur sa foi, de même que sur les raisons qui ont poussé certains de ses amis d’enfance à se radicaliser et à quitter la Belgique pour l’Irak ou la Syrie. "Ceux qui reviennent pour tuer, ce sont des criminels point final. Mais quand tu as un ami avec qui tu as regardé le 'Club Dorothée' qui meurt là-bas, tu as une sorte de culpabilité. Pourquoi j’ai été sauvé et pas lui ? En fait, je pense qu’on a besoin de les comprendre pour les sauver".