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Les "Panama papers", un "leak sous accord de non-divulgation"

Depuis dimanche soir, 106 médias internationaux, dont le quotidien français Le Monde, ont lancé la publication des “Panama Papers”, une série de révélations sur les paradis fiscaux.

11,5 millions de fichiers, 2,6 téraoctets de données, 214 000 sociétés écrans, une centaine de rédactions dans 76 pays dont Le Monde, emmené par le  Consortium international des journalistes d'investigation (ICIJ) averti par le Süddeutsche Zeitung  : les "Panama Papers" pourraient bien être la plus grosse "fuite de données" (un leak, comme on les appelle) de l'histoire du journalisme d'investigation.

VOIR AUSSI : Évasion fiscale : les "Panama Papers" mettent en cause des dizaines de personnalités

Mais est-ce vraiment un leak ? Pourquoi le citoyen lambda n'a-t-il pas accès à ces fameuses données au moyen d'un moteur de recherche ? Pourquoi ne pas avoir rendu publics les documents en question ?

Sur son compte Twitter, WikiLeaks explique : "WikiLeaks n'a pas conduit l'enquête "Panama Papers", c'est la raison pour laquelle la plupart des documents ne seront pas rendus publics et vous ne pourrez pas profiter d'une base de données agrémentée d'une barre de recherches."

WikiLeaks didn't lead the #PanamaPapers so most docs will not be released and you won't get a searchable database https://t.co/cbeH7o2mHa

— WikiLeaks (@wikileaks) 3 avril 2016

Alex J. Champandard, expert en intelligence artificielle, pose la question : "Sur le papier, les Panama Papers sont intéressants. Mais où est le torrent ? Où est le lien GitHub ?" Et ajoute : "Ah, dingue : ils ont travaillé sur le sujet pendant 12 mois. Okay, mais s'ils avaient juste publié les données en l'état, ça n'aurait pris que quelques semaines."

Oh, wow! They worked on this for 12 months. Had they released data, would have taken weeks. https://t.co/Im867tUSUD pic.twitter.com/piXBJscNsh

— Alex J. Champandard (@alexjc) 3 avril 2016

La crainte d'une censure

Pour certains commentateurs, il est regrettable que ce leak ait d'abord été ingéré puis digéré par la presse. Ils crient à la censure par les grands groupes médiatiques ou dénoncent des tentatives des personnes incriminés d'acheter le silence des journalistes.

Samuel Laurent, responsable de la rubrique "Les Décodeurs" du journal Le Monde, fait valoir sur Twitter que "le fait que 106 médias publient empêche toute censure". C'est une forme de contrôle social informel : un média ne pourra imposer sa façon de faire sans l'approbation des 105 autres, ce qui garantit une régulation naturelle contre la censure.

"Défendre la vie privée de ceux qui méprisent, écrasent, accumulent, est un crime contre tous"

Mais cet argument est loin d'évacuer le malaise. Ainsi, le co-fondateur de reflets.info Olivier Laurelli trouve que les "Panama Papers" ont un goût d'inachevé : "C'est pas dans les miettes que Le Monde et Premières Lignes [qui produit l'émission Cash investigation sur France 2] publieront que je trouverai des informations intéressantes sur des structures que je connais et dont ils n'ont probablement jamais entendu parler, c'est bien dommage." "On travaille avec Mediapart sur certains sujet depuis un bon moment et ces sujets ne seront pas traités même s'il y a de la matière dans les Panama Papers" puisque les rédactions partenaires de l'ICIJ "passeront à côté sans le savoir", fait-il remarquer à Mashable FR.

#PanamaPapers 2,6 Tb, 11,5 millions de documents, and 214 000 sociétés écrans, et rien de téléchargeable... this is not a leak...

— Olivier Laurelli (@bluetouff) 4 avril 2016

En effet, si la révélation de ces documents exclusifs permet d'épingler des personnalités publiques comme Lionel Messi, Michel Platini, Vladimir Poutine ou encore le Premier ministre islandais, qu'en est-il des personnes morales moins connues du grand public et au pouvoir de nuisance pourtant important ?

L'argument de la vie privée

La justification vient de l'ICIJ, qui a organisé les révélations. "Comme pour les précédentes opérations de ce type ("OffshoreLeaks", "SwissLeaks"…), nous faisons le choix – ici collectif pour toutes les rédactions impliquées – de ne rendre public qu’un travail issu d’investigations journalistiques", rapporte Le Monde. "D’évidentes raisons de responsabilité et de respect de la vie privée nous y obligent. Outre que leur interprétation est complexe et demande de croiser de nombreuses données, les documents contiennent en effet d’énormes masses d’informations personnelles, comme les adresses personnelles ou les téléphones", poursuit le journal.

Un argument qui a du mal à satisfaire. Pour le co-fondateur de La Quadrature du Net, Benjamin Sonntag, "défendre la vie privée de ceux qui méprisent, écrasent, accumulent, est un crime contre tous". Il poursuit : "Tant que les médias joueront le jeu de ceux qui ont le pouvoir, nous allons avoir du mal à changer l'ordre du monde."

Quelqu'un pour me dire où je peux trouver les 11M de doc des #PanamaPapers ? (sinon c'est pas vraiment un leak hein ;) )

— Benjamin Sonntag (@vincib) 3 avril 2016

"La personne à l'origine de cette fuite de données a fait l'erreur monumentale de se tourner vers un média occidental [le Suddeutsche Zeitung, NDLR]", estime pour sa part l'activiste Craig Murray, qui regrette que le principal cas pointé du doigt soit celui de Poutine alors que la plupart des clients de Mossack Fonseca sont de gros millionnaires occidentaux. Dans un post de blog, il fait également remarquer qu'un des mécènes de l'ICIJ n'est autre que la famille Rockefeller, et que "le ministre islandais" ainsi que quelques autres personnalités ne seront "sacrifiés" que pour donner bonne figure à un leak qui ne s'attaquerait qu'à la face émergée de l'iceberg.

D'ailleurs, même dans le cas où l'on prend le temps de distinguer l'optimisation fiscale (qui peut être légale) de l'évasion fiscale (elle, illégale), les deux pratiques restent condamnables, estime Renata Avila, avocate proche de Wikileaks : "Bien sûr, l'offshore peut être techniquement légal. Mais il n'est sûrement pas éthique, en cette époque où le monde a besoin de solidarité économique pour faire face aux extrêmismes et à l'urgence climatique."

Sure, #offshores can be legal. But never ethical in our times, when solidarity is needed to stop extremism + climate disaster. #panamapapers

— Renata Avila (@avilarenata) 3 avril 2016

Reste que même si le chiffre de "214 000 sociétés écrans" est avancé, leurs noms ne sont pas dévoilés alors que cette liste ne serait pas à proprement parler des données personnelles. 

Des préoccupations marchandes ?

Il faut dire que même s'ils avaient été nettoyés des informations personnelles qu'ils contiennent, les documents livrés au compte-gouttes posent une autre question. Quel intérêt y a-t-il à ne pas tout livrer d'un coup ?

"C'est le premier leak sous accord de non-divulgation !"

"L'ICIJ verrouille l'information pour sortir, histoire par histoire, ce qui est susceptible d'être vendeur. C'est un business plan, ce n'est plus de l'info... Le risque, c'est que ce que les membres de l'ICIJ ne jugent pas vendeur passe à l'as", pense deviner Olivier Laurelli. D'autant plus que "certains docs ont été vendus à des administrations fiscales au préalable". "La presse évolue en milieu concurrentiel fort, c'est normal qu'elle monétise l'info, mais là j'ai peur que ceci ne se fasse au détriment de l'information elle même...", regrette-t-il auprès de Mashable FR.

Une intuition qui pourrait être confirmée par un extrait (non-authentifié pour l'heure) de l'accord qui lie le Consortium international des journalistes d'investigation au Süddeutsche Zeitung. Le texte circule actuellement sur pastebin.com : "XXXXXX a pris connaissance et promet de respecter la temporalité du Offshore project. Quand entrer en contact avec les sujets visés par l'enquête et quand publier le travail final : ces questions vont être tranchées par le Consortium pour le bénéfice de tous les partenaires", peut-on lire au 4e paragraphe.

Finalement, si tous s'accordent à dire que les lanceurs d'alertes peuvent aider à mettre en lumière les travers de la financiarisation du monde, beaucoup s'interrogent sur le sort réservé à ces alertes lancées. Sous embargo, pas consultables par tous ou triées : ces données sont-elles encore des données "qui fuitent" ? Et Olivier Laurelli d'ironiser : "Les Panama Papers, en fait c'est le premier leak sous accord de non-divulgation !"

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