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Grande Guerre : la mystérieuse capture de Charles de Gaulle à Verdun

Le 2 mars 1916, le capitaine Charles de Gaulle était capturé par les Allemands. Cet épisode est encore sujet à de nombreuses versions. Pour certains il s'est battu jusqu'au bout de ses forces, tandis que pour d'autres il s'est rendu sans honneur.

Dans le fort de Douaumont, plusieurs plaques retracent l’histoire de ce haut-lieu de la bataille de Verdun. La plupart rendent hommage à des soldats français ou allemands qui ont péri au cours des terribles combats de l’année 1916 dans et autour de ce fort, qui tomba aux mains des troupes du Kaiser, avant d'être repris par les poilus.

Mais une plaque est en revanche consacrée à un seul homme. Encore inconnu à l’époque, il deviendra par la suite l’une des grandes figures de l’histoire de France : c'est le capitaine Charles de Gaulle, commandant de la 10e compagnie du 3e bataillon du 33e régiment d’infanterie. "Le 2 mars 1916 à Douaumont, sous un effroyable bombardement, alors que l’ennemi avait passé la ligne et attaquait sa compagnie de toutes parts, a organisé, après un corps à corps farouche, un îlot de résistance, où tous se battirent jusqu’à ce que furent dépensées les munitions, fracassés les fusils et tombés les défenseurs désarmés. Bien que grièvement blessé d’un coup de baïonnette, a continué à être l’âme de la défense jusqu’à ce qu’il tombât inanimé sous l’action des gaz", peut-on lire sur le mur principal de la galerie du fort.

Blessure ou reddition ?

Cette plaque renvoie à un épisode quelque peu oublié de la vie du futur Général. Il y a cent ans, jour pour jour, Charles de Gaulle, alors âgé de 25 ans, était capturé par les Allemands dans le village de Douaumont. Cette citation à l’ordre de l’armée lui a été attribuée en 1919 à l’occasion de sa remise de la Légion d’Honneur. Il en avait obtenu une première dès le 7 mars 1916, signé du général Pétain, alors qu’on le croyait mort au combat. Mais le capitaine de Gaulle avait été fait prisonnier. Selon la version officielle, il est tombé aux mains de l’ennemi après avoir été blessé. Dans une lettre adressée à son supérieur le lieutenant colonel-Boud’hors en décembre 1918*, il avait raconté lui-même les circonstances de sa capture par les Allemands : "L’un d’eux m’envoya un coup de baïonnette qui traversa de part en part mon porte-cartes et me blessa à la cuisse. […] Je restai un moment sur le carreau. Puis, les boches, me voyant blessé, me firent retourner d’où je venais et où je les trouvais installés".

Mais dans les années 1960, à l’occasion du cinquantenaire de la Première Guerre mondiale, cette thèse d’une capture au terme d’un combat acharné fut mise à mal par la publication de plusieurs témoignages. Dans le journal Sud-Ouest, Samson Delpech, un ancien poilu sous les ordres de de Gaulle, a ainsi déclaré en mars 1966 que lui et ses camarades avaient dû se rendre "sous les ordres de notre capitaine de Gaulle". Dans une édition d'avril de la même année de l'hebdomadaire Le nouveau Candide, un officier allemand du nom de Casimir Albrecht avait affirmé pour sa part avoir capturé le capitaine français, mais sans évoquer l’existence d’une quelconque blessure : "Au bout d’une demi-heure, j’ai vu apparaître à la sortie du trou un vague tissu blanc, probablement une chemise accrochée à une baïonnette au bout d’un fusil. J’ai donc ordonné le cessez-le-feu. Quelques hommes sont sortis et c’est alors que j’ai remarqué l’officier qui les commandait tellement il était grand. Je me suis avancé vers lui. Il paraissait un peu hagard et chancelant".

Dans son dernier livre "De la capture à Verdun à la rupture avec Pétain", l’ancien journaliste Jean-Baptiste Ferracci s’appuie sur ces différentes versions et constate que "les conditions de la capture paraissent incontestables". Mais l’auteur se garde bien de porter un jugement sur le futur résistant : "Si vous regardez du point de vue de l’époque, c’était un déshonneur de se rendre, mais si vous l’étudiez avec les yeux d’aujourd’hui, il a peut-être bien fait car il a sauvé sa vie". Jean-Baptiste Ferracci rappelle que Charles de Gaulle n’avait jusque là jamais été impliqué dans des combats d’une telle ampleur, mis à part ceux d’août 1914 lorsqu’il a été blessé une première fois à Dinant, en Belgique. "À Verdun, c’était un bombardement d’artillerie absolument innommable. Dans le PC où il s’est replié avec ses hommes, il s’est retrouvé face à cinq lance-flammes et douze mitrailleuses. Il s’est peut-être dit qu’il fallait mieux se rendre", estime-t-il.

Une captivité qui a façonné sa personnalité

De son côté, l’historienne Frédérique Neau-Dufour ne croit pas du tout en cette reddition. Dans son ouvrage, "La première guerre de Charles de Gaulle", et s’appuyant sur sa personnalité, l'historienne bat en brèche la thèse selon laquelle il aurait été un lâche. Selon elle, cette idée a surtout été répandue par les adversaires du Général après la guerre d’Algérie. Ils ont alors profité des commémorations du cinquantenaire de la Grande Guerre pour l’attaquer personnellement. "L’occasion est rêvée : s’en prendre au jeune de Gaulle de 1916, qui n’était encore ni l’homme du 18 juin, ni le fondateur de la Ve République, permet de le charger d’une tare originelle. Oui, dès le début, cet homme-là était vicié. Il portait en lui la lâcheté, ce qui permet d’expliquer directement l’exil de 1940 ou l’abandon de l’Algérie", explique-t-elle sur le site de la mission du centenaire.

Qu’ils défendent ou qu’ils critiquent l’attitude du capitaine de Gaulle à Verdun, tous sont en revanche d’accord sur un point : son statut de prisonnier a profondément changé l’homme. "Jusqu’à la fin de sa vie, le Général reste éprouvé par une Grande Guerre qui lui a 'laminé l’âme'. Sa longue captivité laisse en lui une humiliation indélébile", résume Frédérique Neau-Dufour. Le jeune officier a en effet passé trente-deux mois [plus de deux ans et demi] de détention dans une dizaine de camps différents, tentant de s’échapper à cinq reprises dans des situations souvent rocambolesques, mais sans succès.

Profondément meurtri par son inactivité, il profita cependant de sa captivité pour développer sa pensée. "Il a eu tout le temps de voir les erreurs qui avaient été commises par le haut commandement et en même temps de réfléchir à la France. Il faisait même des conférences aux autres officiers français. Dans les camps, il a vraiment forgé sa personnalité et formé sa réflexion politique", décrit Jean-Baptiste Ferracci.

Dans un coin de sa tête, ces heures d’attentes ne le quitteront jamais. Dans une lettre à sa mère, écrite en novembre 1918**, le goût de revanche a déjà pris le pas sur son immense regret : "Que du moins, il me serve d’aiguillon à penser et à agir mieux et davantage pour tâcher de remplacer par beaucoup d’heures obscurément utiles les quelques heures décisives et triomphantes que je n’aurai point vécues". Le destin lui donnera raison.

*Cité dans "De Gaulle avant de Gaulle: La construction d'un homme", de Michel Tauriac, 2013

**Cité dans "Charles de Gaulle Soldat, 1914-1918", de Alain Lebougre, 1999