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"Homeland : Irak année zéro", un film entêtant sur la destruction d'une nation

Documentaire bouleversant sur la guerre en Irak, le chef-d'œuvre de près de six heures d'Abbas Fahdel est incontournable pour ceux qui veulent comprendre les conséquences dévastatrices de l'invasion américaine.

En 1991, l'Irak devenait sans le vouloir le premier terrain de la "guerre en direct". Alors que la guerre du Golfe éclatait dans la nuit du 16 au 17 janvier, des bataillons de journalistes occidentaux se disputaient les meilleures places sur les toits-terrasses de Bagdad pour filmer les Tomahawk déchirant la nuit irakienne. En 2003, le show recommençait à plus grande échelle, puis les grosses productions cinématographiques suivirent, mettant en scène les "héros" américains. Mais les 25 millions d’Irakiens, qui avaient subi tour à tour la tyrannie de Saddam Hussein et la fureur de la dynastie Bush, ont été les grands absents du spectacle.

"Homeland : Irak année zéro", le documentaire multi-récompensé du franco-irakien Abbas Fahdel, sorti en salles mercredi 11 février, pointe cette anomalie : on peut avoir vu une demi-douzaine de ces opus hollywoodiens sans avoir la moindre idée des conséquences de cette guerre sur les Irakiens "ordinaires". Il n'y a pas le "choc et effroi" promis par George W. Bush dans cette épopée de 334 minutes, pas de "American sniper" qui descend des essaims d’insurgés sans visage. Mais des hommes, des femmes et des enfants, qui luttent pour tenter de continuer à vivre, tandis que le monde s'écroule autour d’eux.

Installé en France depuis ses 18 ans, Abbas Fahdel revient au pays en 2002 filmer sa famille avec une caméra légère, au moment où Bush et son allié britannique Tony Blair cherchent un prétexte pour envahir l’Irak. Puis le réalisateur revient deux mois après la guerre-éclair suivre les mêmes personnages. La seule chose qu’il ne montre pas, ce sont les bombardements intenses, diffusés nuit et jour sur les médias occidentaux.

L'opération américaine n’est pas le sujet du réalisateur dans son film découpé en deux parties, selon la chronologie du tournage : un "avant" et un "après" la guerre. Son objectif est ailleurs : explorer le revers de la guerre et documenter la descente en enfer de l'Irak, avec l'intensité néo-réaliste d'un Roberto Rosselini. Comme dans le film phare de ce dernier, "Allemagne année zéro", le chaos est perçu à travers les yeux d'un enfant. "Ce sera une guerre courte", prédit le jeune Haidar avec une lucidité déconcertante, "mais intense et destructrice".

Avant la chute

Haidar, 11 ans, est le neveu du documentariste. Ce dernier commence à le filmer dans le havre de la maison familiale à Bagdad, en 2002. L'imminence et l'inéluctabilité de la guerre imprègnent la première partie du film, épée de Damoclès au-dessus de la famille Fahdel, comme drapée dans une résignation distante. Le souvenir de l’embargo dévastateur (1990-96) qui avait frappé la population est encore tenace.

Préparer la guerre – creuser un puits, faire sécher du pain, protéger des fenêtres qui portent encore les stigmates du précédent conflit – semble être un exercice familier. Du conflit dévastateur avec l’Iran en 1980 à la guerre des Bush, en passant par la "guerre sans nom" – brève campagne de bombardements menée par le président Bill Clinton en 1998 – la nation irakienne est imprégnée par la guerre.

Caméra à l'épaule, Fahdel témoigne des différentes phases de destruction de l'Irak. Son regard mélancolique se pose sur les ruines antiques assyriennes ou sur les enfants mutilés par la guerre. Le film avance avec Haidar et se referme avec lui, puisqu’il est raflé par les balles de tirs perdus, ce que l’on apprend dès la première partie. Guide et éclaireur, il revient tel un fantôme hanter les images et imprégner nos esprits tétanisés. Et tandis que la caméra alterne gros plans et plans-séquences sur le bleu des cieux irakiens ou les paysages ocres de l'ancienne Babylone, on se demande si, cette fois, le berceau de la civilisation ne sera pas réduit en poussière.

Après la bataille

La deuxième partie reprend trois semaines après la guerre-éclair menée par les États-Unis pour reverser le régime baasiste. L’ombre redoutable de Saddam Hussein a été remplacée par des colonnes de blindés américains. Un bref sentiment de soulagement semble s'emparer des personnages alors qu'ils osent enfin s'élever contre le régime déchu et espérer une vie meilleure. Les antennes paraboliques poussent sur les toits et les rations alimentaires sont distribuées gratuitement.

Mais le répit est de courte durée. L’occupation étrangère se révèle incapable de gérer le pays et de garantir la sécurité à ses habitants. Avec la dissolution de la bureaucratie et des forces de sécurité de Saddam Hussein, les pillards – dont de nombreux criminels libérés par Saddam Hussein au moment de l'invasion américaine – ont le champ libre pour voler, enlever ou tuer à loisir. Rapidement, l'envahisseur est considéré comme un fléau plus accablant encore que le régime qu'il a renversé et les rapports des abus américains nourrissent le souffle amer de la vengeance.

Tout en se passant de commentaires mais en distillant du contexte en sous-titre, Fahdel documente la destruction généralisée. Guidé par Haidar, il donne une voix à ceux qui ont tout perdu - leur maison, leur emploi et leurs proches. Difficile de ne pas s'enfoncer dans son siège quand la caméra capture une bande de gamins brandissant des munitions ramassées dans la rue, dont ils énumèrent les noms comme s'il s'agissait de pièces de Lego, experts précoces en armement et victimes tout aussi prématurées d'une guerre dont l'échec total n'est plus à démontrer.

Un esprit intrépide

Film sur la paix autant que sur la guerre, "Homeland" est un réquisitoire accablant contre les erreurs catastrophiques qui ont entraîné l'Irak et la région dans sa misère actuelle. Il annonce la montée en puissance du groupe État Islamique (EI) avec ses effusions de sang, de haine et de destruction. Et il n'en est qu'une célébration, d'autant plus émouvante, du peuple et la culture que l'EI est sur le point d'asservir et de détruire.

Lors de l'avant-première de son film à Paris, Fahdel expliquait qu'"Homeland" est né du désir de dresser un portrait de l’Irak avant qu’il ne soit trop tard. L'imminence de la guerre en 2002 l'a poussé à se concentrer sur les petits détails de la vie. Le bond d'un chat peureux, la noyade d'une abeille, l'animation d'un bazar en plein jour ou un cueilleur de dattes perché au sommet d'un palmier… Autant d'images qui dessinent les contours d'un monde condamné. "La fin du film est tragique", juge Abbas Fahdel, "mais la situation est bien pire aujourd'hui".

Pourtant, au cœur de ce chaos, plane un esprit intrépide. Il s'exprime tout au long du film à travers le sens de l'humour des Irakiens, depuis longtemps habitués à la corruption, à l'oppression et à la guerre. Il prospère dans l'enthousiasme intact de Haidar et de ses amis, qui transforment le moindre monticule d'ordures en terrain de jeu. Il irradie dans l'insistance obstinée des jeunes filles à finir leurs études alors que leur monde tombe en lambeaux.

Il a fallu plus de dix ans à Fahdel pour surmonter la tragédie familiale et pouvoir se pencher sur les 120 heures de rushes accumulées en 17 mois de tournage. Il lui a fallu deux années de plus pour monter et produire le film, une tâche entreprise seul après qu’il a essuyé le refus de plusieurs sociétés de production. Mais c'était "son devoir" de finir ce film, estime-t-il, et de reconstruire "la mémoire audiovisuelle" de l'Irak. Un film essentiel. Ceux qui auront la chance de le voir en sortiront enrichis.