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Les "Dardas", ces poilus tombés dans le "cul-de-sac de la mort"

Il y a 100 ans, les forces franco-britanniques évacuaient les Dardanelles, en Turquie, après de longs mois de combats contre les forces ottomanes. Un échec cuisant qui plongea les poilus des "Dardas" dans l’oubli.

Paul et Karine André arpentent frénétiquement les allées alignées du cimetière de Seddul-Bahr, en Turquie. Essoufflés sous un soleil de plomb, le père presque septuagénaire et sa fille inspectent avec angoisse les noms sur les croix. Cela fait déjà plus d’une heure que ces deux Français lisent une à une les noms inscrits sur les pierres tombales. Quelques instants plus tard, les nerfs lâchent, Paul laisse couler ses larmes en apercevant enfin le nom de son oncle Pierre. Cela fait des dizaines d’années qu’il attend ce moment. "Je n’ai pas de mots", murmure-t-il laconiquement, étranglé par l’émotion.

Ces Français ont fait un long chemin pour venir se recueillir sur la tombe de cet oncle qu’ils n’ont pourtant jamais connu. Pierre André, soldat du 58e régiment d’infanterie coloniale, est mort le 17 mai 1915, à tout juste 20 ans, après avoir été blessé par un éclat d’obus. Pour honorer sa mémoire, Paul et Karine ont rapporté de France une plaque portant sa photo. Ils ont choisi de lui donner la forme de son Ardèche natale. D'un geste délicat et solennel, ils déposent aussi sur sa tombe une poignée de terre du vignoble familial. "Mon père me parlait souvent de son frère. J’ai d’ailleurs appelé mon fils Pierre. Je m’étais toujours dit que le jour où j’en aurai l’occasion, j’irai sur sa tombe", raconte Paul.

"L’accomplissement d’un vœu"

À quelques mètres de là, Henri Lafforge a lui aussi eu du mal à retrouver la tombe de son grand-oncle Frédéric Thivol, capitaine au 4e régiment de zouaves, tombé également en mai 1915. "L’orthographe n’est pas la bonne, c’est inscrit Theovol", note ce retraité de la région lyonnaise en accrochant quelques fleurs sur la croix de son aïeul. Sa voix tremble lorsqu’il prononce une prière. Dans ses yeux, c’est un mélange de tristesse et de soulagement. Il est le premier à venir rendre hommage à Frédéric : "C’est l’accomplissement d’un vœu fait il y a plus de 50 ans. C’est important d’être ici".

Comme une trentaine d’autres personnes, ces deux familles ont participé fin septembre à un voyage organisé par l’Association nationale pour le souvenir des Dardanelles et Fronts d’Orient. Alors que dans les cimetières de la Marne, de la Somme ou du Nord-Pas-de-Calais, les proches des soldats morts pour la France peuvent depuis 100 ans se recueillir sur la tombe de leurs disparus, ils ne sont pas légion à avoir fait le déplacement jusqu’à Seddul-Bahr, qui regroupe les restes d’environs 15 000 hommes. Parmi eux, seuls 2 340 ont pu être identifiés.

Un fiasco franco-britannique

Ces poilus sont tombés très loin de chez eux, lors de combats qui opposèrent dans cette région des Dardanelles, en Turquie, les forces franco-britanniques à celles de l’Empire Ottoman, allié de l’Allemagne. Cette expédition est initiée en mars 1915 par un certain Winston Churchill, alors premier Lord de l’Amirauté, pour prendre le contrôle du détroit, un passage maritime convoité menant à la mer Noire, et ainsi ravitaillé la Russie. L’opération vire au carnage.

Pendant neuf mois, les 79 000 soldats du corps expéditionnaire français vont connaître des souffrances terribles dans cette région surnommée à l’époque le "cul-de-sac de la mort" par le reporter de guerre Albert Londres. L’environnement y est particulièrement hostile, du fait d’un relief difficile constitué de massifs rocheux et d’une chaleur écrasante durant l’été. Les "Dardas", affaiblis par de nombreuses maladies, sont immobilisés sur des bouts de plage à la merci des tirs des Ottomans regroupés sur les hauteurs.

Très vite, les Alliés prennent conscience du désastre et cherchent une porte de sortie. "Il y a eu une sous-estimation de l’ennemi alors qu’on savait pourtant que depuis plusieurs années des officiers allemands encadraient l’armée turque. On pensait encore que les Ottomans étaient mal équipés et qu’ils étaient particulièrement rustiques", résume le lieutenant-colonel Max Schiavon, auteur du "Front d’Orient". "Ensuite, cela a été très mal préparé que ce soit au niveau maritime ou terrestre. Tout était à l’avenant. On ne savait même pas comment débarquer. On a mis une dizaine de chaloupes derrière des petits remorqueurs et les soldats se sont heurtés à des falaises dès leur arrivée. Il n’y avait rien pour les nourrir et pour les faire boire. C’était vraiment du grand n’importe quoi".

Du côté Français, l’idée émerge d’ouvrir un autre front un peu plus au Nord et d’ainsi aider les troupes serbes alors écrasées par les armées austro-hongroises. À partir de la mi-décembre, les soldats du détroit réembarquent en direction de Salonique en Grèce. "Alors que presque tout avait été mal organisé, la fuite a été un succès magnifique !", souligne avec ironie Max Schiavon. "Ils ont réussi à organiser des manœuvres de diversion. Des détachements vont faire beaucoup de bruit pour faire en sorte que l’ennemi pense que les lignes sont encore occupées. Ils vont aussi placer des mines ou piéger des boîtes de conserve. Quand les Turcs vont enfin se rendre compte que les Franco-Britanniques sont en train de rembarquer, ils n’auront pas assez de temps pour les rattraper".

Un manque de reconnaissance

Le supplice des poilus des Dardanelles n’est pas pour autant terminé. Sur le front d’Orient, ils vont aussi vivre des heures éprouvantes, certains jusqu’à la toute fin du conflit. À leur retour, leur histoire n’intéresse pas grand monde par rapport à ce qu'on vécu les héros de Verdun ou du Chemin des Dames. Alors que dans les pays de l’ancien Empire britannique, cette expédition reste gravée dans les mémoires, du côté tricolore, elle est tombée aux oubliettes. Pour Madeleine Stocanne, présidente de l’Association nationale pour le souvenir des Dardanelles, la France a choisi après-guerre de privilégier la mémoire du front occidental. "Dans les Dardanelles, le théâtre des opérations se trouvait à près de 3 000 km, sur un sol étranger, alors que dans le même temps on se battait sur le sol français où la patrie était menacée, ce qui n'a pas été le cas pour les Britanniques", explique cette ancienne avocate dont le père a combattu en Turquie.

Le voile jeté sur cet épisode français de la Grande Guerre n'est pas sans conséquences sur les "Dardas", comme l'a constaté Max Schiavon : "La Poste va émettre des timbres sur les différentes batailles, mais rien sur les Dardanelles. En France, il n’y a qu’un seul monument pour les poilus d’Orient. Il se trouve à Marseille". Dans quelques familles, leur souvenir est pourtant resté intact. En quittant le cimetière de Seddul-Bahr, des larmes viennent de nouveau noyer les yeux de Paul André : "Je le laisse ici tout seul…". Il aura fallu un siècle pour que quelqu’un pleure sur la tombe du poilu ardéchois. Mais la terre qui l’a vu mourir il y a cent ans sera désormais mêlée à celle qui l’a vu naître.