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Qui a vraiment intérêt à s'engager contre l'EI ?

Pour la France, l’EI est désormais l’ennemi numéro 1. Mais est-ce le cas pour tous les pays qui se disent impliqués dans la lutte contre les jihadistes ? La position des États varie parfois selon leurs intérêts propres. Éclairage.

Le 13 novembre 2015, Paris, touché au cœur, déclarait la guerre à l’organisation de l'État islamique (EI). En usant de mots forts, la France opère ainsi un tournant dans sa politique étrangère. Car concernant le conflit syrien, Paris tenait jusqu’à ces derniers jours la position du "ni Assad, ni EI", mais désormais, l’organisation jihadiste est devenue l’ennemi numéro 1.

Devant les parlementaires français, François Hollande a ainsi appelé, lundi 16 novembre, à un rassemblement "de tous ceux qui peuvent réellement lutter contre cette armée terroriste dans le cadre d'une grande et unique coalition". Une coalition qui rassemblerait tous les pays qui luttent actuellement contre l’EI, par exemple la Syrie, la Russie ou la Turquie.

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Pour œuvrer à cette coalition, le chef de l’État français sera à Washington le 24 novembre et à Moscou le 26, en dépit des divergences de point de vue qui persistent avec Vladimir Poutine, notamment sur le sort de Bachar al-Assad. Nombreux sont les analystes qui s'interrogent sur le rôle que peuvent également jouer les pays du Moyen-Orient dans la lutte contre l’EI.

Si certaines puissances occidentales, comme les États-Unis, sont prêtes à soutenir cette démarche d’union, en sera-t-il de même pour les autres parties concernées et à qui on pourrait envisager de s’allier ? Décryptage et éléments de réponse.

• La Turquie

Très vite après le drame de Paris, Ankara a condamné les attaques sanglantes perpétrées par les jihadistes de l'EI. Mercredi 18 novembre, le chef de la diplomatie turque assurait, à l'issue d'une rencontre avec son homologue américain, que la Turquie allait intensifier ses attaques contre l'EI. "Nous ne permettrons pas à Daech [autre appellation de l'EI en langue arabe] de maintenir sa présence à nos frontières", a ainsi insisté Feridun Sinirlioglu.

Mais ces affirmations laissent sceptiques les spécialistes du sujet. "Daech n'est clairement pas la priorité de la Turquie", observe ainsi Fabrice Balanche, chercheur invité au Washington Institute et spécialiste de la Syrie. "Son principal ennemi, c’est le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et son fils spirituel, le Parti de l’union démocratique (PYD) en Syrie", poursuit-il, expliquant que les autorités turques veulent avant tout empêcher la constitution d'un état kurde de l'autre côté de leur frontière. "Or pour cela, Daech est bien utile à la Turquie, et on a pu le constater lors de la bataille de Kobané", rappelle le chercheur. Ankara n'avait alors pas manqué d'exprimer son irritation quant à l'appui apporté par les Occidentaux aux combattants kurdes qu'elle avait exclu d'aider elle-même, et avait refusé de laisser les avions américains utiliser les bases de l’Otan sur son sol.

Tancrède Josseran, spécialiste de la Turquie et attaché de recherche à l'Institut de stratégie comparée (ISC), rejoint cette analyse. Il rappelle qu'après l'attentat de Suruç, qui a fait 32 morts, et attribué à l'EI, les autorités turques ont pris soin de déclarer la guerre au "terrorisme", sans nommer l'EI. "Cela lui a permis d'englober le PKK, dont elles qualifient les membres de terroristes, et qu'elles ont d'ailleurs frappé en priorité." Sans oublier que la Turquie n'a jamais caché son soutien aux rebelles syriens, ni son souhait de voir la chute de Bachar al-Assad.

Quant à la question de la frontière, Fabrice Balanche observe qu'Ankara aurait pu depuis longtemps la fermer, ou "laisser les Kurdes s'en charger sans leur mettre des bâtons dans les roues". Il explique qu'il reste à ce jour un petit pan de la frontière turco-syrienne ouverte entre les villes d'Aazaz et de Jaraboulos. "C'est l'unique fenêtre des jihadistes en Syrie pour entrer et sortir. Et c'est par là que sont passés les terroristes des attaques de Paris". Selon lui, "en maintenant ces frontières ouvertes, en fermant les yeux sur les passages des jihadistes sur son sol, dans un sens comme dans l'autre, Ankara est complice des jihadistes.

• Le Kurdistan irakien

Il est tout à fait plausible que Paris et les forces de la coalition envisagent de s'allier aux combattants kurdes. D'autant que par le passé, la coalition a soutenu leurs efforts pour lutter contre l'EI, qu’ils combattent en priorité sur le terrain irako-syrien. "Il est vrai que les Kurdes pourraient faire partie d'une large coalition, mais ils ne seraient pas prêts à aller libérer Raqqa ou Mossoul. Ils se battent contre l'EI pour protéger leurs zones et s'ils se sont engagés pour Sinjar tout récemment, c'est pour cette raison", nuance Fabrice Balanche.

• Arabie saoudite, Qatar et monarchies du Golfe

Comme la Turquie, l'Arabie saoudite, le Qatar et les autres pétromonarchies du Golfe soutiennent ouvertement les rebelles syriens de tous bords, en leur apportant un soutien politique, financier et en armes. Selon Sanam Vakil, chercheur à la Chatham House et spécialiste du Moyen-Orient, "l'Arabie saoudite, comme d'autres pays sunnites, voit Assad comme son ennemi numéro 1 et le considère comme le mal en personne".

Il est vrai que dans les discours officiels, Riyad et Doha affirment vouloir lutter contre l'EI. Ils ont engagé leurs avions au sein de la coalition, sans pour autant mener de frappes à l'heure actuelle. Mais, d'après Fabrice Balanche, la priorité des autorités saoudiennes et qataries reste de contenir l'influence iranienne, grande puissance chiite de la région. "Or, il est indéniable que l'EI a réussi à casser l'axe chiite (Téhéran, Bagdad, Damas, Beyrouth)", explique-t-il.

• La Syrie

Même si Paris exclut toujours tout dialogue avec le régime de Bachar al-Assad, il n'en reste pas moins que l'homme fort de Damas affirme officiellement lutter contre les jihadistes de l'EI, qui contrôlent de larges pans de son territoire. Nombre d'opposants au régime syrien, à l'intérieur comme à l'extérieur du pays, l'ont à maintes reprises accusé d'avoir favorisé l'ascension fulgurante du groupe.

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"Pour Assad, l’ennemi numéro 1 c’est plutôt l’armée de la conquête avec Al-Nosra, l’Armée de l’islam et les autres groupes rebelles qui le menacent plus directement", observe Fabrice Balanche. "En plus, Assad a d’abord frappé les modérés pour les empêcher de devenir une alternative à son pouvoir, se doutant bien que, face à Daech, ils finiraient par voir en lui un moindre mal", poursuit-il.

• La Russie

Les attentats de Paris ont provoqué un véritable tournant diplomatique et une coopération sur le plan militaire se met en place entre Paris, Washington et Moscou, qui possède une base navale en Syrie. Preuve de sa bonne foi, la Russie a communiqué mardi son plan de frappes au Pentagone américain, une première. Doit-on y voir également un tournant dans la politique de Moscou, accusée d'avoir bombardé des positions de rebelles syriens en affirmant bombarder l'EI ?

"Dans un premier temps, il est vrai que les Russes ne sont pas pressés d’éradiquer l’EI car sa présence leur permet d’aider Assad, leur allié dans la région, à rester au pouvoir", remarque Fabrice Balanche. "Mais sur le long terme oui, l’EI est une menace. Il y a des ressortissants russes au sein de Daech qui peuvent revenir les menacer". L'organisation jihadiste a d'ailleurs revendiqué le crash de l'avion russe dans le Sinaï le 31 octobre dernier.

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• L'Iran

L'Iran est un acteur majeur du conflit syrien en tant qu'allié indéfectible du régime d'Assad. Des militaires et miliciens iraniens sont même engagés sur le sol syrien.

"Comme pour Moscou, l'Iran préfère d'un côté voir Assad rester au pouvoir et la présence de Daech y participe, mais les Iraniens sont lucides et ne sous-estiment pas la puissance de l’EI", explique Fabrice Balanche. Le chercheur estime que Téhéran considère l'EI comme une menace car sa présence risquerait de rallumer la Fitna, la guerre entre les sunnites et les chiites dans les premiers temps de l'Islam, dans le monde arabe. Or, ils ont fait beaucoup d’efforts pour l’éviter et ne pas se retrouver encerclé par des pays arabes en guerre, d’autant que l'EI a mis en pièces l’axe chiite.

Il semble ainsi que "Daech a prospéré car tout le monde est dans une position d’attente relative à ses propres intérêts", résume Fabrice Balanche. Dans cette guerre contre l'EI, les Occidentaux ne peuvent pas vraiment compter sur des alliés dans la région, si ce n'est la Jordanie. Ils se heurtent, en outre, à certaines limites : la réticence de tous à envoyer des troupes au sol et de limiter autant que possible le nombre de victimes civiles, alors même que l'EI se sert de la population comme bouclier humain.