
Seule publication satirique de Côte d'Ivoire, "Gbich!" s'emploie à conjurer les crises par le rire. Et cela dure depuis 16 ans. Rencontre avec son fondateur et dirigeant, le dessinateur Lassane Zohoré.
"On aurait pu l'appeler 'Paf !' ou 'Boum !', mais 'Gbich !', ça sonne plus ivoirien." Assis derrière son large bureau de directeur de publication, le dessinateur Lassane Zohoré revient sur le titre qu'il a choisi de donner à son hebdomadaire satirique au moment de sa création en 1999. "'Gbich !', c'est l'onomatopée utilisée ici en bande dessinée pour évoquer le coup de poing, et comme, avec mon ami Illary Simplice, nous voulions faire un journal d'humour et de BD qui frappe fort, c'était parfait !"
Voilà maintenant 16 ans que la publication joue, chaque jeudi, les poils à gratter de la société ivoirienne. Toutes les semaines, la dizaine de dessinateurs qui composent la rédaction publient de courtes bandes dessinées épinglant les travers de leurs concitoyens. Les personnages maison griffonnés dans les pages au format tabloïd sont tous des anti-héros confrontés aux petites tracasseries du quotidien : Tommy la Poasse, jeune loulou aux combines foireuses, Sergent Deutogo, le soldat toujours prompt à réclamer un petit bakchich ou encore Cauphy Gombo, le businessman escroc et grippe-sous. Dans la galaxie "Gbich !", tout est matière à rigolade : le système D, la drague, le foot, la religion et, bien sûr, la politique.
"Détendre tout en faisant passer des messages"
Vendredi 23 octobre, la conférence de rédaction est largement consacrée au premier tour de la présidentielle de dimanche. Dans son dernier numéro, paru la veille, le journal a lancé un "appel pour des élections sans palabres". "Nous sommes à deux jours du scrutin, nous sommes dans notre rôle d'appeler à l'apaisement", justifie Lassane Zohoré.
Seul titre de presse satirique du pays, "Gbich !" s'est imposé dans le paysage médiatique ivoirien en faisant de la dérision et de l'impertinence sa marque de fabrique. Un positionnement éditorial qui, pour ses dirigeants, n'exclut pas un sens de la responsabilité. Surtout quand les choses menacent de virer à l'aigre. "Nous avons décidé de faire ce que nous savons faire le mieux : détendre tout en faisant passer des messages de paix quand il le faut", écrit le rédacteur en chef et co-fondateur Illary Simplice dans son dernier édito. "À notre niveau, on essaie de calmer les ardeurs. Nous avons tous en tête le scrutin de 2010 qui fut catastrophique", abonde Karlos, le caricaturiste en chef de la maison.
Pour le prochain numéro, la course à la magistrature suprême fera encore l'objet d'un copieux traitement. Dans la salle de rédaction, journalistes et dessinateurs sont invités à lancer des idées l'édition de la semaine prochaine. "Le premier tour sera derrière nous. Qu'est-ce qui peut accrocher les lecteurs ?", harangue le patron. Les vannes fusent. "Pendant la présidentielle, on dirait que la vie s'arrête. Quand tu dragues une fille, elle te dit : 'Je te donnerai ma réponse après l'élection'", lâche l'un. "Il faut montrer les candidats en train de compter ce qui leur reste des 100 millions de francs CFA [150 000 euros] que l'État leur a octroyés pour faire campagne", soumet un autre.
"Le premier tour sera fini, on en aura soupé de la politique, parlons aussi un peu d'autres choses, plaide Lassane Zohoré. Il y a une vie après l'élection. Après les pro-Ouattara, les pro-Affi, retour aux pro-blèmes". Tiens, cela ferait un bon titre de une.
"Quand on parle trop de politique, les lecteurs ont tendance à nous bouder, observe le fondateur du journal. Ça se voit dans les chiffres de ventes." Les couvertures historiques qui ornent les murs des locaux de "Gbich !" témoignent pourtant d'un certain tropisme pour les affaires de pouvoir. Accrochés aux cimaises se côtoient tous les temps forts ayant marqué la vie politique ivoirienne de ces 16 dernières années : l'élection de Laurent Gbagbo en 2000, le coup de force des rebelles en 2002, la crise post-électorale de 2010-2011, "où la Côte d'Ivoire avait deux présidents"... "À l'époque, nous avions fait un appel aux dons pour qu'on puisse leur payer des vacances et qu'ils nous fichent la paix", rigole Lassane Zohoré.
Parmi les hebdos les plus vendus
Dans les kiosques toutefois, ce sont bien les sujets de société qui attirent le plus les lecteurs. "Les gens nous lisent pour décompresser. Ce qu'ils aiment bien ce sont les histoires de mœurs, ce qu'on appelle ici les 'affairages'". Avec un tirage moyen de 12 000 exemplaires, "Gbich !" se situe dans le trio de tête des hebdomadaires les plus vendus en Côte d'Ivoire, coincé entre le féminin "Go Magazine" et le journal des faits divers "Allo Police", deux titres appartenant à... Lassane Zohoré.
Début novembre, "Gbich !" subira un petit lifting tant graphique qu'éditorial. "Il nous faut revoir un peu la charte. On nous accuse souvent d'être misogynes, alors nous allons ouvrir deux pages du journal aux femmes. Elles pourront taper comme elles le veulent sur les hommes ! précise le directeur de publication. Nous aimerions également amener nos caricaturistes à faire des reportages dessinés."
Occupé à ses activités de patron de presse, le dessinateur concède avoir trop longtemps négligé sa plume. C'est dans les colonnes de "Fraternité Matin", le quotidien d'État où il a débuté, qu'il s'apprête à reprendre du service. "Je relancerai la rubrique 'Un sourire du jour' que j'ai tenue là-bas et qui, aujourd'hui encore, me colle à la peau." Un retour aux sources qui lui permet de mesurer tout le chemin parcouru. "Depuis 1999, on en a traité, des sujets ! Et qu'est-ce qu'on s'est marré !"