
Le Festival d’Avignon a inscrit dans sa programmation 2015 une pièce de théâtre entièrement interprétée par huit sans-papiers, en majorité africains. La pièce intitulée "81 avenue Victor Hugo" raconte, entre autres, leur périple migratoire.
Ils arrivent timidement, sous une chaleur étouffante, dans le jardin du théâtre de la Commune, à Aubervilliers, en proche banlieue parisienne. Peu loquaces, quoique très souriants, ils sont visiblement peu habitués aux sollicitations des médias. Adama Bamba, Moustapha Cissé, Ibrahim Diallo, Mamadou Diomandé, Inza Koné, Souleymane S., Meïté Soualiho et Mohammed Zia n’ont pas (encore) l’habitude d’être sous les feux de la rampe.
Ils sont pourtant acteurs. Mais des acteurs un peu particuliers : non-professionnels, novices et clandestins. Il y a quelques mois encore, ils ne connaissaient rien à la mise en scène, à l’apprentissage d’un texte, à la confrontation au public. Aujourd’hui, leurs noms sont imprimés sur les affiches de la pièce autobiographique "81, avenue Victor Hugo", co-écrite par Olivier Coulon-Jablonka, Barbara Métais-Chastanier et Camille Plagnet. Les huit sans-papiers y racontent leur parcours de migrants, depuis la dangereuse traversée de la Méditerranée jusqu’aux trottoirs d’Aubervilliers, en passant par la violence des passeurs, et celle de l’État français.
>> À (re)lire sur France 24 : "Un camp de migrants au cœur de la Chapelle, à Paris"
Sélectionnée au Festival d’Avignon pour l’édition 2015, la pièce créée et jouée au théâtre de la Commune d’Aubervilliers, au mois de mai, a été une telle réussite qu’elle laisse encore dubitatifs les huit interprètes. "On est très fiers d’aller à Avignon. On ne pensait pas avoir autant de succès […] Presque à chaque représentation, on a dû refuser du monde !", confie Inza Koné, l’un des acteurs ivoiriens, un immense sourire aux lèvres. Sa jubilation est d’autant plus forte qu’à l’instar des sept autres comédiens, il a été régularisé récemment. "La préfecture a peut-être été sensible au message de la pièce", avance prudemment Olivier Coulon-Jablonka, le metteur en scène. Ou sensible à l'intérêt des médias... Quoi qu'il en soit, les huit acteurs sont en effet tous détenteurs, depuis peu, d’un titre de séjour.
"Hors de question que la police puisse débarquer"
La route vers ce "french dream", pourtant, ne fut pas simple. Il y a quelques semaines, le théâtre d’Aubervilliers a souhaité programmer une série de "pièces d'actualité" inspirées par la vie des habitants de la commune - et donc de ses sans-papiers. Mais faire monter des clandestins sur scène sans les mettre en danger, était-ce possible ?
"Nous ne voulions rien faire à la légère, explique Olivier Coulon-Jablonka. Nous avons beaucoup discuté avec les huit comédiens, avec la direction du théâtre. On voulait trouver des garanties pour les protéger. Nous étions face à un vide juridique". Le théâtre contacte la Cimade, association qui défend le droit des migrants, se renseigne au maximum. "Il était hors de question, par exemple, que la police puisse débarquer dans le théâtre et les embarquer", ajoute le metteur en scène. Il n'en sera rien et toutes les représentations se sont déroulées sans encombre.
>> À (re)lire sur France 24 : "Le campement d'Austerlitz vit dans la crainte d'une évacuation"
La rencontre entre le metteur en scène, adepte du théâtre-documentaire et les migrants-acteurs est un peu le fruit du hasard. C’est en cherchant une idée pour une "pièce d’actualité", en déambulant dans les rues de la Courneuve et d’Aubervilliers, qu'Olivier et les co-auteurs de la pièce sont tombés sur le collectif de sans-papiers. Ils étaient 80 à avoir élu domicile, depuis août 2014, dans un bâtiment désaffecté à quelques pas du théâtre. Une ancienne bâtisse qui abritait, un temps, un Pôle emploi et situé au… 81 avenue Victor Hugo.
"Si nos textes ne plaisent pas aux autorités, qu’est-ce qui va nous arriver ?"
"La première fois qu’Olivier, Barbara et Camille nous ont approchés, nous avons été méfiants, évidemment, confie Mamadou Diomandé, Ivoirien lui aussi, et leader improvisé de la jeune troupe. Pour des gens comme nous qui circulons la peur au ventre dans les rues, parler au théâtre devant un public, c’était compliqué".
Eux aussi voulaient des garanties. "Dans notre collectif beaucoup ont eu peur. Ils disaient : ‘Si on dit des choses qui ne plaisent pas aux autorités, qu’est-ce qui va nous arriver ?’". Sur les 80 migrants approchés, seuls huit ont donc accepté de se lancer dans l’aventure théâtrale. Moins pour le geste artistique que pour l’impact politique.
"Cette pièce permet de raconter d’une nouvelle façon notre combat, nos souffrances", explique Mamadou Diomandé. "Les manifestations de sans-papiers ne font plus beaucoup réagir la population. On a pensé que diversifier notre action en se servant du théâtre pouvait être bénéfique".
Aucune place à l’improvisation
Au départ, le metteur en scène n’était pourtant pas sûr de faire monter les migrants sur scène. Olivier Coulon-Jablonka pensait plutôt faire appel à des acteurs professionnels qui endosseraient leur rôle. Mais il a rapidement changé d’avis. "Le projet n’aurait pas eu la même portée sans eux", analyse le metteur en scène.
Il a donc fallu mettre les bouchées doubles pour arriver à un résultat final présentable : "Nous avons travaillé dur et nous n’avons laissé aucune place à l’improvisation ou à la fiction. Les huit comédiens racontent ce qu’il leur est arrivé via un texte appris et joué". Un texte qui évite autant que possible l’écueil du pathos, insiste Olivier Coulon Jablonka. "Il y a beaucoup d’humour sur scène, comme ce passage où le Burkinabè Souleymane raconte comment son passeur lui a fait croire que depuis la Turquie il arriverait facilement à Paris… On lui avait raconté que le métro turc desservait toutes les villes d’Europe !"
Malgré leur performance inédite, les acteurs s’attardent peu sur leur jeu d’acteur ou sur l’expérience artistique en tant que telle. Cela n’a pourtant pas laissé complètement indifférent Inza Kone, qui se laisserait bien tenter à nouveau par les feux de la rampe. "Fini le métier de maître chien ou d’agent de sécurité, je vais me lancer... Je crois qu’une star est née !", lâche-t-il dans un éclat de rire, avant de se préparer pour une nouvelle interview. Les autres sourient mais lui confisquent rapidement son rêve : "La priorité, c’est le collectif, corrige Mamadou Diomandé. Nous ne sommes pas venus au théâtre pour être rémunérés ou être connus, mais pour parler de notre lutte. Aujourd’hui comme hier, tout ce que nous souhaitons, c’est la régularisation du reste du collectif."