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Cannes 2015 : ceux qui faisaient l'amour, ceux qui ne faisaient plus la guerre

Festival de Cannes, neuvième jour. Alors que le porno en 3D de Gaspar Noé reçoit un accueil tiède, le maître taïwanais Hou Hsiao-hsien enflamme ses inconditionnels fans. Jacques Audiard, lui, se perd dans les cités de la banlieue française.

Du porno, de la 3D et un réalisateur dit "sulfureux". Le combo était parfait. S’il existait une Palme d’or de la grande plus file d’attente, "Love" serait le gagnant de ce Festival de Cannes. Présenté, mercredi 20 mai, en séance de minuit, et donc hors compétition, le film de Gaspar Noé "avec des scènes de sexe explicites" dedans, détient en effet le record de fréquentation pour une nocturne. Plusieurs personnes détenant un billet n’ont même pas pu assister à la projection. La séance presse a elle aussi été prise d’assaut, laissant une bonne centaine de journalistes sur le carreau – dont l’auteur de ces lignes. C’est trop injuste.

En 2002, le cinéaste français avait déchaîné un raffut pas possible avec "Irreversible" et son insoutenable scène de viol de neuf minutes. En 2015, il promettait, selon ses propres termes, de faire "bander les mecs et pleurer les filles". La Croisette devait prendre un coup de chaud, l’accueil est resté tiède. Une petite revue des tweets, et l’on découvre que "Love" montre "l’intimité d’un couple avec une douceur et une absence de mystère", que la mise en scène y est "démente", les dialogues "bateau", mais est, surtout, "beaucoup beaucoup trop long". Bref, c’est pas mal mais pas génial. Comme la majorité des films de cette quinzaine.

"Beau mais lent"

Sélection mi-figue mi-raisin donc, parmi laquelle plusieurs festivaliers ont toutefois réussi à dégotter leur chouchou, leur chef d’œuvre, leur Palme. Et le clament avec une telle ferveur qu’on doute que le reste de la compétition saura trouver grâce à leurs yeux. Pour les inconditionnels de Hou Hsiao-hsien - et ils sont nombreux -, les choses sont déjà pliées : "The Assassin" est LE film de ce 68e Festival de Cannes. Pour les autres, il est "beau mais lent".

De fait, il ne se passe pas grand-chose dans cette œuvre historique que le vénéré cinéaste taïwanais a mis sept ans à achever. Film de capes, d’épées et de magie noire dans la Chine du IXe siècle, "The Assassin" captive davantage pour sa poésie, son mystère, son esthétique que pour ses péripéties. Les amateurs d’arts martiaux en seront pour leurs frais : les scènes de duel au sabre – par ailleurs impeccables en termes de mise en scène - sont aussi rares et sèches que les répliques de l’héroïne du film.

Yinniang (alias Shu Qi, dont la beauté est désormais indissociable du cinéma de Hou Hsiao-hsien) est une tueuse chargée de faire respecter l’ordre au sein d’un Empire en proie aux rébellions. Le personnage a tous les attributs du justicier solitaire : taiseux, froid, insaisissable. Ne jamais rien laisser transparaître étant le meilleur moyen tromper l’ennemi. De le prendre par surprise.

Mais alors qu’on la charge d’éliminer le gouverneur dissident de Weibo (Chang Chen), Yinniang commence à flancher. Et pour cause, sa cible désignée n’est autre que son cousin et, accessoirement, ancien amour d’enfance. "L’art de la guerre n’a pas de place pour le cœur", lui a pourtant appris la nonne qui l’a formée aux combats. Mais, voilà, la tueuse a le malheur d’être encore "prisonnière de ses sentiments" et finit par renoncer aux armes. L’amour comme véhicule clandestin de la rédemption : pas vraiment de quoi impressionner. "The Assassin" n’a de toute façon pas vocation à taper du poing sur la table. Il s’agit d’un pur exercice de style qui exacerbe la puissance évocatrice du cinéma. Nous ne connaissions rien de la Chine médiévale et n’en savons pas beaucoup plus aujourd’hui. Mais au moins avons-nous eu l’impression d’y avoir un peu vécu.

Un papier peint trop criard

Confessons-le, l’époque de la dynastie Tang n’est pas le seul sujet que nous maîtrisons mal. Bien qu’elle nous soit contemporaine, la guerre civile qui opposa, jusqu’en 2009, le pouvoir sri-lankais aux rebelles tamouls reste tout autant éloignée de nos domaines d’expertise. On s’attendait à ce que "Dheepan" nous éclaire sur la question. Il n’en est rien. Jacques Audiard, son réalisateur (qui inaugure ici sa quatrième entrée en compétition), le dit lui-même : le conflit n’est que la toile de fond d’une histoire qu’il considère avant tout comme familiale. Avec un papa, une maman et une fillette.

La bande annonce du jour

Sauf que tout cela, c’est du faux. Ancien rebelle tamoul, Dheepan (Jesuthasan Antonythasan) n’est pas l’époux de Yalini (Kalieaswari Srinivasan). Et la petite Illayaal (Claudine Vinasithamby) n’est pas leur fille. Ils ont inventé tout cela, faux papiers à l’appui, pour pouvoir gagner la France. Et rejoindre, dans un avenir qu’ils espèrent proche, l’Angleterre. Factice, l’espoir d’une vie meilleure l’est aussi puisque la famille se retrouve à vivre dans la jungle d’une cité de la région parisienne (c’est comme cela en tout cas qu’elle nous est décrite). Guerre, rébellion, immigration clandestine, banlieue… On est là au cœur de grands thèmes qui dégagent quand même une forte d’actualité.

"Ce qui est apparu assez vite, c'était de ne pas faire de documentaire sur cette guerre civile, ni un documentaire sur les cités, mais considérer ces deux choses comme un papier peint, que ça fasse immédiatement partie du décor", a indiqué Jacques Audiard, en conférence de presse jeudi. Reste que le "papier peint" est quand même un peu criard. On peut difficilement choisir d’habiller son récit avec de tels motifs sans craindre de verser dans l’état des lieux social. Jacques Audiard a beau s’en défendre, "Dheepan" dit quelque chose sur la manière dont on perçoit la banlieue aujourd’hui. Le film, à première vue, n’affabule rien : désertion des pouvoirs publics, mainmise du grand banditisme sur la vie de la communauté, règlements de compte à main armée, loi du plus fort…

Mais il y a quelque chose de dérangeant à comparer ces zones de non-droit à un théâtre de guerre aussi tragique que fut, dans ses heures les plus sombres, le Sri Lanka. À dépeindre les cités comme un territoire à même de réveiller les instincts destructeurs d’un ancien tigre tamoul lassé de la lutte armée, "Dheepan" finit par donner corps aux fantasmes de ces "no go zones" françaises en quasi état de guerre. On en oublie que le film est aussi une histoire d’amour qui se construit dans le chaos. C'est son second tort. On a connu Jacques Audiard moins maladroit.