Il est connu que le "pinard" coulait à flot durant la Grande Guerre. Peu d'ouvrages sont pourtant consacrés à ce sujet. L'historien Christophe Lucand s'est enfin penché sur la question. Il montre combien le vin fut d'une importance stratégique.
"Le pinard c'est de la vinasse. Ça réchauffe là oùsque ça passe. Vas-y, Bidasse, remplis mon quart. Vive le pinard, vive le pinard !". Durant la Première Guerre mondiale, nombreux sont les poilus à siffloter cet air rendu célèbre par le chanteur comique Charles-Joseph Pasquier, dit Bach, incorporé au 140e régiment d’infanterie de ligne. Dans les tranchées et à l’arrière, le pinard est en effet le grand ami des soldats. Dans les chansons, sur les cartes postales ou sur les affiches publicitaires, ils sont souvent représentés un verre à la main. Le vin est l’un des grands symboles du conflit. "Cela a été un acteur tout à fait décisif de la guerre", résume ainsi l’historien Christophe Lucand. "L’alcool a été massivement utilisé dans les rangs français sur le front de l’Ouest".
Le morceau "Vive le Pinard" écrit en 1916
"Faire tenir les hommes"
Depuis plusieurs mois, ce chercheur de la chaire Unesco, culture et tradition du vin, à l’Université de Bourgogne, s’est en effet intéressé à la consommation d’alcool au cours de la Première Guerre mondiale. Il a constaté qu’en tout premier lieu, le vin a d’abord servi à soutenir le moral des troupes : "Il a fallu très vite faire en sorte que les hommes tiennent. L’état-major était hanté par les défaites précédentes, celle de 1870 et tous les désastres qui s’en sont ensuivis. Il avait peur de voir le front se disloquer". L’historien s’est aussi rendu compte que le conflit a coïncidé avec des récoltes très abondantes : "Le marché vinicole était saturé en 1914. On a eu des quantités de vin spectaculaires à cette époque en France car on venait de sortir d’une période difficile marquée par la crise du phylloxéra [puceron ravageur de la vigne, NDLR]. Les vignobles du sud de la France qui ont été plantés avec des plants à très haut rendement, comme dans le Languedoc, le Roussillon, mais aussi surtout le vignoble d’Algérie, produisaient des quantités spectaculaires de vin. C’est une manière d’écouler ce produit qui est réclamé par les troupes".
Même si les récoltes ont ensuite diminué durant le conflit en raison des pénuries de main d’œuvre et de matériel, sur le front, les soldats n’ont pas manqué de remontants. Grâce à la réquisition de près d’un tiers de la production nationale, les troupes reçoivent ainsi entre 10 et 15 millions d’hectolitres par an. Avant la guerre, le vin ne faisait pourtant pas partie du cadre règlementaire de l’armée. Ce n’est qu’en 1914 que les poilus ont reçu gratuitement un quart de vin (25 cl par jour), puis deux quarts en 1916, avant d’atteindre trois quarts deux ans plus tard. "Cela n’avait jamais été dans les habitudes de l’armée française. Les soldats n’avaient jamais été directement approvisionnés sauf à titre exceptionnel comme pendant la campagne du Maroc avec le maréchal Lyautey (à partir de 1907, NDLR)", explique Christophe Lucand.
Le vin popularisé dans les tranchées
Une logistique exceptionnelle est mise en place pour transporter ces énormes quantités de vin. L’intendance de l’armée utilise des wagons réservoirs appelés wagons-foudres. Les alcools sont ensuite stockés dans des stations magasins à proximité du front et distribués par des véhicules automobiles. Des navires spécialisés dits "cargos-pinardiers" sont aussi réquisitionnés pour acheminer du vin jusqu’au front d’Orient.
De régiment en régiment, le "père pinard" est un camarade de tous les jours : "Le pinard est un dérivé du nom de cépage pinot. Il désigne un mauvais vin. Il est considéré par beaucoup de poilus comme étant frelaté, mouillé ou coupé, mais c’est ce produit qui va inonder les hommes dans les tranchées". Pour beaucoup de ces soldats, c’est aussi une nouveauté. "Beaucoup de Français, issus des départements du Nord et de l’Ouest notamment, vont découvrir le vin par la guerre. Ils étaient plus habitués à des alcools industriels ou des alcools de fruits comme le cidre", précise ce spécialiste de l’histoire vinicole. Le vin est ainsi popularisé durant la Première Guerre mondiale. De retour chez eux, les poilus et même certains soldats d’autres pays vont garder cette habitude. "On est à plus de 140 litres de vin par an et par habitant au lendemain de la guerre. Ce sont des consommations très importantes. Mais c’est un mauvais vin qui titre faiblement par rapport à ceux d’aujourd’hui. Il n’était que de 8 ou 9 degrés".
"Une boisson patriotique"
À l'issue du conflit, le vin n’est pas seulement devenu un produit de consommation courante, il est désormais un symbole national. Le "bon pinard tricolore" est utilisé abondamment par la propagande : "C’est une boisson patriotique. On oppose ce vin naturel et issu de raisin frais à l’alcool industriel qui représente surtout l’Allemagne et son Schnaps. C’est d’ailleurs à cette période, en 1915, qu’on interdit la consommation d’absinthe et d’autres alcools dérivés considérés comme antipatriotiques". Les généraux de l’armée française n’hésitent pas à glorifier le vin. Le maréchal Joffre, fils d’un tonnelier de Rivesaltes, a ainsi rendu gloire au "Général pinard qui a soutenu le moral des troupes". "Le maréchal Pétain a aussi exprimé ses remerciements au vin de France sans lequel le poilu n’aurait jamais remporté la victoire, dans un texte datant de 1935", ajoute Christophe Lucand.
Malgré le rôle indéniable du vin durant la Grande Guerre et son influence durable sur notre culture, cet historien constate que le sujet est peu traité. "Si vous allez chercher dans des grands dictionnaires sur la Grande Guerre, vous allez trouver deux lignes sur le pinard pour montrer que c’est un aliment folklorique et divertissant. Alors que selon moi, c’est un élément essentiel, en tout cas sur le front de l’Ouest et dans les rangs français. Les historiens considèrent que c’est un thème très périphérique par rapport aux grandes problématiques de la Première Guerre mondiale". Pour tenter de rétablir la place du pinard dans notre histoire, Christophe Lucand rédige actuellement un livre sur le vin entre 1914 et 1918 dont la publication est prévue pour le début de l’année 2015.