
Le 2 août 1914 fut en France le premier jour de la mobilisation générale. Dans l’imaginaire collectif, les "poilus" sont alors partis fièrement, heureux d’en découdre avec l'ennemi. Cent ans après, cet enthousiasme est remis en question.
Des visages souriants, le regard sans peur et les yeux étincelants. Des soldats qui défilent au milieu de la population, le pas léger et la tête haute. La Marseillaise résonne, les verres s’entrechoquent et les fleurs sont jetées par centaines. Depuis cent ans, le départ pour la guerre de 1914 est perçu comme une grande fête. Une expression est même restée dans notre vocabulaire pour désigner ce bel élan populaire : ils sont partis "la fleur au fusil".
Dans son livre publié en 1928, justement intitulé "La fleur au fusil", l’écrivain Jean Galtier-Boissière avait popularisé cette formule en racontant avec entrain les premiers rassemblements des mobilisés : "Grisés par les acclamations, les soldats ne sentent pas le poids du barda ; bombant le torse, cadençant le pas, ils marchent crânement ; les cris de la foule bruyante, les drapeaux qui flottent à toutes les fenêtres, les fleurs bigarrées qui ornent les képis, les capotes et les fusils, donnent à ce départ un air de fête joyeuse".
Un siècle plus tard, ce mythe est désormais écorné. Les récents travaux des historiens ont montré que la réalité est bien plus nuancée. "Les soldats partent à la guerre avec des canons fleuris. Cette image est restée comme l’expression de l’enthousiasme, mais il faut le modérer. C’est un fait historique établi à partir des photos et des films de l’époque, mais à partir des années 70 et la thèse de Jean-Jacques Becker ("1914, comment les Français sont entrés dans la guerre", soutenue en 1977, NDLR), on a révisé complètement ce départ enthousiaste", explique à France 24 Jean-Yves le Naour.
"C’est la consternation"
Pour cet historien, spécialiste de la Première Guerre mondiale, il est nécessaire de différencier deux moments bien distincts : la mobilisation et le départ. Lorsque la population voit pour la première fois les affiches, l’heure n’est pas à la fête : "Même dans les grandes villes comme Paris, cela a été le silence, comme si la foule avait été foudroyée. C’est la consternation. Les femmes pleurent. Les vieux se signent. Les jeunes sont graves. On a pu entendre dans certaines villes des 'Vive la guerre' et 'À bas l’Allemagne', mais c’était extrêmement rare".
Selon l’auteur de "1914, la grande illusion", ce sentiment d’abattement a été accentué par la période de l’année. Dans une France majoritairement rurale, la population a d’autres tracas : "On part aussi en plein mois d’août, la moisson n’est pas rentrée. Tout cela c’est du travail. Les paysans qui ne sont pas mobilisés se dépêchent de rentrer le blé. Il faut embrasser sa femme, ses enfants, ses parents, peut-être pour la dernière fois. On ne fait pas les fanfarons".
Mais quelques jours plus tard, l’ambiance est différente. Les réservistes, après avoir consulté leur livret individuel de mobilisation, s’apprêtent à rejoindre leur régiment, si ce n’est déjà le cas. "Cette mobilisation dure 15 jours, tout le monde ne se rue pas dans les casernes. Une fois qu’on part, on a bu un petit coup. Les femmes vous embrassent, vous donnent des fleurs. On bombe le torse. On se dit qu’on va les battre et qu’on sera de retour dans quelques semaines, à l’automne au plus tard. C’est une fanfaronnade. Cette image de l’embarquement dans les gares, sous les yeux de la population, est restée, mais cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de peur ou d’angoisse chez ces soldats qui chantent et que la nouvelle de la guerre n’a pas été reçue avec effroi", estime Jean-Yves Le Naour.
Pour le spécialiste de la "der des der", il ne faut pas non plus se pencher sur cette période avec notre regard du XXIe siècle. Nombre de ces hommes étaient imprégnés par l’idée de remplir leur devoir patriotique : "Aujourd’hui, on déteste tellement la guerre qu’on veut oublier des aspects de 1914. À l’époque, la guerre était encore vue comme une épopée et une aventure".
La mobilisation en 1914 par les archives Pathé
"Des regrets et des remords"
Ces scènes de liesse ont été reprises après-guerre dans les chansons populaires, les films ou les récits d’écrivains. En 1919, dans "Les Croix de bois", Roland Dorgelès décrit cette mobilisation héroïque : "Les fleurs, à cette époque de l’année, étaient déjà rares ; pourtant on en avait trouvé pour décorer tous les fusils du renfort et la clique en tête, entre deux haies muettes de curieux, le bataillon, fleuri comme un grand cimetière, avait traversé la ville à la débandade". Gabriel Chevallier, lui aussi ancien poilu, raconte à son tour dans "La Peur" publié en 1930, la ferveur des Français : "Dans les rues grouillantes, les hommes, les femmes, bras dessus, bras dessous, entament une grande farandole étourdissante, privée de sens, parce que c’est la guerre, une farandole qui dure une partie de la nuit qui suit ce jour extraordinaire où l’on a collé l’affiche sur les murs des mairies".
Mais pour Jean-Yves Le Naour, ces témoignages doivent être étudiés avec détachement. Selon lui, ces écrivains ont mis "la fleur au fusil" en avant pour mieux montrer combien la population a été aveugle. "Gabriel Chevallier dit que quand il reçoit son uniforme, il parade dans les rues de Paris, sous le regard des femmes. Il se pense séduisant. Il est heureux d’être soldat. Après, il va se repentir en disant qu’il a trop vu de la guerre et qu’il a été bête d’avoir cru à une telle aventure, alors qu’en fait c’était l’enfer", précise l’historien. "Dorgelès en 1914, il était réformé car il avait une mauvaise vue, mais pour lui c’était la honte de rester à l’arrière, il a fait des pieds et des mains pour s’engager. Quelques mois plus tard, il va aussi se repentir d’avoir pensé cela. Quand il parle de fleur au fusil, ce ne sont que des regrets, des remords et la détestation de cette gloire".
Cent ans après le début du conflit, cette vision d’un départ sous les vivats de la foule, est toujours bien ancrée dans notre imaginaire collectif. "C’est une image d’Épinal comme les taxis de la Marne. Ces images sont peut-être fausses, mais elles disent quelque chose. Dans la mémoire pacifiste qui domine aujourd’hui, on montre avec cette fleur au fusil que les Européens sont partis volontairement, presque heureux de se faire égorger. On ne comprend plus la Grande Guerre et cette haine entre Européens. Cette image d’un départ enthousiaste illustre complètement cette incompréhension et cette absurdité", résume Jean-Yves Le Naour : "On retrouvera toujours cette image de fleur au fusil. Les historiens n’ont pas de prise la dessus. Ce ne sont pas eux qui font la mémoire. C’est quelque chose de plus collectif".