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Le vrai-faux retour des mercenaires français

La France, qui est particulièrement à la traîne dans le secteur des sociétés militaires privées, pourrait autoriser prochainement la présence d’agents de sécurité privés à bord des navires français exposés à la piraterie.

La question des sociétés militaires privées (SMP) s'invite dans le calendrier législatif français. En effet, ce secteur d’activité, où quelque 1 500 acteurs à travers le monde se partagent un chiffre d’affaires vertigineux estimé à 100 voire 200 milliards de dollars par an, crée des dissensions.

Le ministre des Transports, Frédéric Cuvillier, a présenté, vendredi 3 décembre en Conseil des ministres, un projet de loi visant à autoriser la présence d'agents de sécurité privés - rémunérés par les armateurs - à bord des navires français qui parcourent les zones du globe exposées à la piraterie. Chaque année, l'État - qui met à disposition 152 militaires de la Marine nationale - reçoit une trentaine de demandes de protection. Seules 70 % peuvent êtres honorées, et les besoins réels pourraient être bien supérieurs, selon les experts.

“Défendre le pavillon maritime français”

Alors que les pertes économiques liées à la piraterie sont estimés entre 7 et 12 milliards de dollars par an, le texte de loi présenté par Frédéric Cuvillier vise à "défendre le pavillon maritime français. Il est fondamental que tout armateur de navires français puisse garantir à 100 % à ses clients qu'il aura la possibilité de faire voyager les marchandises avec le maximum de sécurité. Aujourd’hui, l'incertitude est source de perte de marchés pour les navires français", a expliqué le ministre qui promet un encadrement "très strict" de ce dispositif. Il ne sera, notamment, autorisé uniquement dans les zones à haut risque, l'usage de la force sera limité aux cas de légitime défense, et les conditions d'armement strictement encadrées.

"La France est l'un des derniers pays européens à ne pas avoir autorisé la protection de navires par des entreprises privées", a souligné, pour sa part, la porte-parole du gouvernement, Najat Vallaud-Belkacem, lors du compte rendu du Conseil des ministres. Pourtant, l’enjeu est de taille pour la France car 90 % du transport des marchandises mondiales transitent par la mer. Le projet de loi doit être débattu à l'Assemblée nationale dès le mois de février.

Mais le rôle des sociétés militaires privées - qui n’ont cessé de se développer à travers le monde ces vingt dernières années - est loin de s’en tenir uniquement au secteur de la piraterie. Les enjeux économiques et diplomatiques sont nombreux. La France peut-elle tirer son épingle du jeu dans ce marché ultra concurrentiel ? Les sociétés militaires privées vont-elles désormais exploser en France ? Peut-on parler d’un retour du mercenariat ? Éléments de réponse avec le Général Patrick Desjardins, consultant en défense et sécurité.

FRANCE 24 : Ce projet de loi est-il le signe que le mercenariat pourrait revenir en France ? Pourquoi l’Hexagone est-il si en retard et réticent en matière de SMP ?

Patrick Desjardins : Il faut bien distinguer mercenariat et sociétés militaires privées. Les SMP constituent un secteur extrêmement porteur et créateur d’emplois qui est totalement dominé par les anglo-saxons. La France est totalement absente de ce marché car elle est entravée par trois aspects :

L’aspect juridique, d’abord. Particulièrement restrictive, la loi française de 2003, qui interdit le mercenariat, lie les pieds et les poings des Français qui voudraient se lancer sur le marché des SMP. Mais cette loi, qui devrait rester de la sorte, garantit aux Français que le temps des mercenaires est révolu.

L’aspect culturel, ensuite. En France, la violence relève du monopole de l’État, donc historiquement parlant, c’est une responsabilité régalienne que les gouvernements successifs ont du mal à déléguer. Mais il y a surtout, dans l’inconscient collectif, un lien qui s’établit immédiatement entre les sociétés militaires privées et le mercenariat. Dès qu’on touche aux SMP, il y a comme une suspicion générale en lien direct avec les années sombres de Bob Denard [le mercenaire français impliqué dans bon nombres de coups d’État africains dès les années 1960, NDLR]. À cela s’ajoute les bavures des SMP américaines comme Blackwater en Afghanistan ou en Irak ces dernières années.

L’aspect politique, enfin. Les SMP, à cause de l’image qu’elles évoquent dans l’opinion publique française, ne sont pas un sujet très “sexy” pour les politiques. Celui ou celle qui osera aborder le sujet risque d’être taxé de pro-mercenaire par l’opposition. Par excès de prudence, les politiques n’en parlent pas ou peu et ils ne sont pas aidés par les médias qui entretiennent l’image de mercenariat.

La France a-t-elle tout de même ses chances sur ce marché ?

L’expertise française en matière de défense est largement avérée et légitime. Aujourd’hui, de nombreux Français - parmi lesquels un certain nombre de militaires passés dans le civil - pourraient constituer un vivier intéressant. Mais ces mêmes Français se retrouvent recrutés par les SMP étrangères. Les profils français leur permettent, par exemple, de travailler avec l’Afrique francophone.

Pour l’heure, les seuls pans de la défense française que nous acceptons de confier à des entreprises privées sont la restauration, l’entretien des pelouses, le nettoyage et éventuellement le transport aérien. Mais on n’externalise jamais les missions de type régalien.

Existe-t-il des structures dans le secteur des sociétés militaires privées en France ?

Oui, il y a déjà plusieurs dizaines d'entreprises françaises qui marchent comme GEOS ou Gallice [respectivement 38 millions et 20 millions d'euros de chiffre d'affaires en 2010, NDLR].

Le projet de loi présenté par Frédéric Cuvillier est-il un premier pas vers un meilleur développement des SMP françaises ?

C’est un premier pas encourageant, mais le fait que le texte ne traite que du secteur maritime montre que le gouvernement ne veut pas aborder la question dans sa globalité. Pourtant, il y a beaucoup d’autres activités qui peuvent être externalisées comme les entraînements militaires ou encore les formations. En revanche, pour éviter au maximum les risques de bavures, on peut exclure toutes les activités de combats sur les théâtres d’opération afin d’éviter de maintenir une zone floue, où l’on ne sait plus qui fait quoi sur le terrain. 

Depuis 2008 déjà, la France a ratifié, avec 49 autres pays, le document de Montreux qui vise à encadrer le recours aux SMP et demeure juridiquement non contraignant. Il s’agit d’une sorte de guide de conduite que les États appliquent comme bon leur semble.

Il serait donc judicieux que la France mette en place un système d’agrément officiel pour s’assurer que les produits et services que les SMP offrent sont conformes au cadre légal. Cela permettrait à l’État d’obtenir des garanties tout en délégant une partie de ses activités à l’heure où les coupes budgétaires dans l’armée française conduisent justement à de profondes mutations.