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Disparition d'Ariel Sharon, l’homme qui rêvait d’un "Grand Israël"

Après huit ans de coma, l’ex-Premier ministre israélien Ariel Sharon s’est éteint samedi à l'âge de 85 ans. Retour sur la carrière militaire et politique de cet homme, qui aura tout expérimenté, des honneurs militaires à la déchéance politique.

Cela faisait maintenant huit longues années qu’il attendait aux portes de l’Histoire. L’ancien Premier ministre Ariel Sharon, terrassé par un accident vasculaire cérébral le 4 janvier 2006, et plongé dans un profond coma depuis, s’est éteint samedi 11 janvier, à l'âge de 85 ans dans sa chambre privée de l’hôpital Tel-Hashomer, dans la banlieue de Tel-Aviv. Son état de santé s’était brusquement dégradé le 2 janvier, et les médecins avaient alors décidé d’adopter une posture "passive" pour laisser partir l’illustre patient.

"Arik le lion", comme le surnommait ses proches, s’était au fil du temps effacé de la mémoire médiatique de l’État hébreu. Ni mort, ni vivant - tragique ironie de cet entre-deux comateux - il glissait doucement vers l’oubli. Pourtant, Ariel Sharon n’était pas de ces personnalités politiques que l’Histoire peut ignorer. Adulé autant qu’honni, le "Vieux Lion", qui a écrasé la vie publique de son vivant, était sans doute l’un des personnages les plus controversés de son pays.

Né en 1928 en Palestine, alors sous mandat britannique, Ariel Sharon - né Scheinerman - montre assez tôt des prédispositions militaires singulières. Il devient à 20 ans membre de la Haganah, milice clandestine de défense de la communauté juive de Palestine, qui sera le noyau de l'armée israélienne, et participe dans la foulée à la première guerre israélo-arabe en 1948. Il acquiert en peu de temps la réputation de soldat courageux et de brillant stratège. Surnommé "Arik le lion", il se fait remarquer et monte en grade. Malgré son indiscipline notoire, les responsables de l’armée lui confient en 1953 le commandement de l’Unité 101, une division de l’armée israélienne Tsahal.

Cette unité militaire se fera surtout connaître la même année par le massacre de Qibya, en Cisjordanie - où 70 Palestiniens, dont une grande majorité de femmes et d’enfants seront tués - en représailles à l’assassinat d’Israéliens par des fedayins, un commando palestinien. Ariel Sharon affirmera plus tard pour sa défense qu’il pensait que les maisons étaient vides.

"Arik", père de la colonisation

Jusqu’en 1972, "les talents [de Sharon] trouvent à s’employer sur cette terre où les batailles ne cessent de se succéder", écrit "Le Monde". Dès 1956, en effet, pendant la crise du Canal de Suez, l’Unité 101 reprend du service. Cette division d’élite, toujours dirigée par Sharon, s'enfonce derrière les lignes ennemies du Sinaï, en Égypte, avant de se retirer - sous pressions internationales. Ariel Sharon vit l’épisode comme un échec. Onze ans plus tard, lors de la guerre des Six-Jours, c’est l’heure de la revanche. "Arik" orchestre une nouvelle opération dans le Sinaï qui, cette fois, réussit. Le drapeau israélien flotte désormais sur Gaza.

Les succès s’enchaînent. En 1973, la guerre le rattrape une nouvelle fois. "Arik" le militaire entre dans la légende après avoir franchi avec sa division le Canal de Suez et avoir encerclé les forces égyptiennes, permettant ainsi la victoire de Tsahal. Cet épisode est immortalisé sur un cliché le montrant les traits tirés, fier, le front entouré d’un bandage. Il est couronné de gloire.

Suite à cette victoire, le "Lion" franchit la frontière qui sépare le terrain guerrier des couloirs de la politique. Il participe à la fondation du Likoud, le parti conservateur israélien, et fait un premier passage à la Knesset, le parlement israélien. Là encore, son ascension politique est fulgurante. En 1977, il est réélu au Parlement et nommé à la tête du ministère de l’Agriculture, en charge des colonies, sous Menahem Begin, le Premier ministre de l’époque.

C’est de ce poste qu’il met en marche l’objectif même de sa vie : l’expansion de l’État d’Israël. Doté d’une conviction sans faille dans son projet, il autorise une colonisation massive dans les Territoires palestiniens. "Ariel Sharon a dessiné sa carte idéale de la Cisjordanie, piquetée de colonies et de camps militaires, ce qui constitue à ses yeux le plus sûr obstacle à un éventuel État palestinien", précise "Le Monde".

Le déshonneur de Sabra et Chatila

En 1982, il devient ministre de la Défense. Sa soif de pouvoir n’est pas étanchée. Et son obsession de la "menace" palestinienne plus présente que jamais. En juin 1982, il ordonne aux troupes israéliennes d’envahir le Liban, officiellement pour repousser les fedayins palestiniens : c’est l’opération Paix en Galilée. Elle ne doit pas durer plus de quarante-huit heures, mais les troupes israéliennes fondent sur Beyrouth et entament 18 années d’occupation dans le sud du Liban. Alors qu’il croit triompher, le déshonneur le guette.

Des massacres sont perpétrés dans les camps palestiniens de Sabra et Chatila, dans la banlieue de Beyrouth, par les milices chrétiennes libanaises, alors que l’armée israélienne contrôle le périmètre. Le monde entier, bouleversé, accuse Sharon de passivité. La colère gronde jusque dans les rues de l’État hébreu. Une enquête israélienne conclut à la responsabilité des phalangistes, milice libanaise alliée d’Israël, et à celle, indirecte, d’Ariel Sharon. Désavoué, il démissionne en 1983 et s’éclipse de la vie politique.

La traversée du désert sera de courte durée. Ariel Sharon revient quelques mois plus tard et occupe tour à tour plusieurs portefeuilles ministériels – avant de retrouver une véritable aura politique en 2001, en accédant au poste de Premier ministre. Entre-temps, "Arik" n’a jamais cessé de se battre pour protéger son "Grand Israël" et ne laisser aux Palestiniens que des miettes d’autonomie. Le 28 septembre 2000, alors député de l’opposition, il effectue une visite sur l’esplanade des Mosquées, à Jérusalem. Cet acte, vécu par les Palestiniens comme une provocation, sera considéré comme l’élément déclencheur de la seconde Intifada (2000-2005).

Le "mur de la honte"

En 2001, à 73 ans, Sharon remporte une victoire écrasante aux élections et devient Premier ministre. Sans dévier de sa ligne directrice de colonisation massive – et après une campagne d’attentats meurtriers palestiniens sans précédent -, il suspend toute négociation avec l’Autorité palestinienne. Il entame alors la construction du mur de séparation pour encercler la Cisjordanie et empêcher toute infiltration palestinienne : une "barrière de sécurité" pour Israël, le "mur de la honte", pour les Palestiniens. En 2005, il décide de lâcher un peu de lest et ordonne le démantèlement des colonies de la bande de Gaza et le désengagement militaire de ce territoire. Certains y verront la marque d’une évolution politique, les autres celle d’un fin tacticien – qui aurait agi sous pression internationale.

Reste que sa position est mal comprise. Jugé trop à gauche par son camp pro-colonisation, trop à droite pour les partisans d’un rapprochement avec les Palestiniens, Ariel Sharon claque alors la porte du Likoud et crée en 2005 Kadima, un parti plus centriste. Sa réélection au poste de Premier ministre semblait assurée jusqu’à ce que sa santé ne mette un brutal coup d’arrêt à sa carrière en 2006. Et le plonge dans un état végétatif profond.

En quelques années, l’agitation médiatique autour de cet animal politique s’est peu à peu mue en une indifférence généralisée. À l’exception de quelques rabbins d’extrême droite qui ont, de temps à autre, présenté l’AVC de l’ancien Premier ministre comme un châtiment divin – pour le punir d’avoir fait démanteler les colonies juives de la bande de Gaza -, rares sont ceux qui parlaient encore du "Vieux Lion" endormi. Les Israéliens devront désormais sortir du silence et se pencher sur l’héritage de cet homme qui, longtemps encore, devrait "hanter" les négociations de paix au Proche-Orient.