Alors que 5 000 dignitaires ont pu rendre dimanche un dernier hommage à Nelson Mandela avant sa mise en terre selon les rites traditionnels, les habitants de Qunu, qui n'étaient pas invités, ont suivi l'événement à la télévision.
Dans le petit jardin de Qunu, on entend les poules et les canons. L'enterrement est à portée de vue. À quelques champs à peine de la fenêtre de Mzolisi et Bulie Tshangile, Nelson Mandela, l'enfant du pays, reçoit les derniers honneurs officiels avant d'être mis en terre selon la tradition du clan Thembu. Mandela a grandi à quelques maisons de là. Il a joué dans les mêmes rivières que Mzolisi, il a couru dans les mêmes champs. Pourtant c'est sur une petite télévision mal réglée que le couple a regardé la cérémonie.
"Nous n'avons pas le choix. Nous ne sommes pas invités avec les dignitaires pour célébrer Madiba. On respecte les règles, mais on n'est pas content", répète Mzolisi, tout en regardant au loin la tente banche où 5 000 invités "très très importants" siègent sur des fauteuils de velours. "Ils auraient pu organiser la cérémonie dans un stade comme à Soweto pour que nous puissions être tous ensemble", regrette le simple ouvrier.
"Mandela n'aurait pas aimé la façon dont se passent les choses"
Pourtant le petit cimetière familial des Mandela, situé dans une vallée habituellement tranquille, Mzolisi le connait. Né il y a 54 ans à Qunu, il a passé toute sa vie ici. Il y a grandi et y a rencontré sa femme Bulie. C'est aussi là que sont nés ses deux fils. "Je suis né ici, ma famille était ici avant même que Mandela n'arrive."
Aussi loin que remontent les souvenirs de Mzolisi, en ces temps où les routes étaient en terre et où son père se déplaçait à cheval, Mandela a toujours été présent. Enfant, quand le père du héros de la lutte anti-apartheid était le chef du village d'à côté ; dans les esprits de chacun pendant les 27 années de sa détention où il a manqué aux siens; enfin pendant sa retraite, qu'il a choisi de passer en grande partie à Qunu, participant au développement du coin. "J'ai passé toute ma vie en espérant pouvoir le voir", murmure Mzolisi dans un soupir.
"Il est né à côté, a grandi ici, a passé sa retraite ici. Il aimait son peuple, renchérit Bulie. Il n'aurait pas aimé la manière dont se passent les choses aujourd'hui. Il aurait voulu que l'on soit tous là pour lui dire au revoir." Bulie, retournée dans sa cuisine pour préparer un porridge aux enfants qui papillonnent autour des casseroles, se précipite devant la télé un bol à la main quand elle entend l'hymne national à la télévision. Sur l'écran, le cercueil de Mandela est transporté sur un châssis de canon. "Mais où l'emmènent-t-ils ?", demande-t-elle inquiète à son mari, en s'asseyant sur l'une des quatre chaises, seul mobilier de la salle à manger. Elle veut être sûre de ne pas le perdre de vue. Mais son mari la rassure : "Maintenant, il va rester ici, à la terre à laquelle il appartient".
Un adieu traditionnel
Dans les maisons alentours, toutes les télévisions sont branchées sur la cérémonie. Ceux qui n'en ont pas ou qui ont tout simplement préféré vivre l'événement collectivement se sont retrouvés un peu plus haut sur la colline, où un écran géant a été installé. Comme décor de fond, les collines vertes du Transkei qui s'étendent à l'infini. Face à l'écran, une foule hétéroclite de 400 à 500 personnes, de tous âges et de toutes couleurs de peau, qui écoutent avec attention les mots d'hommage des dignitaires qui se succèdent à la tribune.
Herman Wasserman a fait quatre heures de route depuis sa maison de Grahamstown avec sa femme et leurs trois têtes blondes pour regarder la cérémonie. "Il ne s'agit pas simplement de regarder la cérémonie à la télévision mais de partager un moment de deuil national. Nous vivons un moment historique sur une terre historique, je voulais montrer ça à mes enfants." Sunshino et Lulu Mbowana sont eux venus d'East London, à trois heures de route de là. Sunshino elle aussi regrette amèrement d'être tenue à l'écart de l'événement. "C'est important d'être là, mais le gouvernement a oublié les gens du coin", reproche-t-elle avec nonchalance, avant de s'enfoncer dans son siège.
Mais la fin de la cérémonie officielle coupe court à toute forme de doléance. Le cercueil de Nelson Mandela apparait à l'écran. Dans un dernier appel à une prière collective, l'évêque méthodiste Siwa réclame le silence. Dans le ciel même les oiseaux semblent avoir cessé de voler. L'instant d'après, des chasseurs de l'armée de l'air apparaissent dans un bruit déchirant. Dans un même mouvement, tout le public se lève alors et se dirige lentement en direction du cimetière, petite tâche blanche qui brille au loin. À l'écran, on ne voit plus rien. La cérémonie officielle a cédé ses droits à la mise en terre, privée et ritualisée selon la tradition thembu. Là haut, dans les collines, des dizaines de Zoulous, en habit traditionnel, entament alors des chants et des danses de combat pour protéger l'esprit de Madiba, qui dans un vent frais et ensoleillé d'été retourne à ses ancêtres.