En suspendant les négociations sur un accord d’association avec l’Union européenne, Kiev amorce un nouveau rapprochement avec la Russie. Et marque une nouvelle étape dans les complexes relations de ce "ménage à trois".
Kiev n’avait été le théâtre de pareils rassemblements depuis la Révolution orange en 2004. Dimanche 24 novembre, des dizaines de milliers de manifestants sont descendus dans le centre de la capitale ukrainienne, afin de dénoncer la décision du gouvernement de suspendre les négociations en vue d’un accord d'association et de libre-échange avec l'Union européenne (UE). Lundi, des militants pro-européens étaient de nouveau rassemblés à Kiev, où quelques échauffourées ont éclaté entre manifestants et policiers.
Annoncé une semaine avant le sommet de Vilnius, la capitale lituanienne, censé sceller le rapprochement entre l’Ukraine et les Vingt-Huit, le revirement du gouvernement de Viktor Ianoukovitch apparaît comme une victoire de Moscou. Le Kremlin supporte mal de voir les Ukrainiens s’éloigner de sa sphère d’influence. Le Premier ministre ukrainien, Mykola Azarov, a d’ailleurs justifié cette volte-face par la nécessité "d'assurer la sécurité nationale, de relancer les relations économiques avec la Russie et de préparer le marché intérieur à des relations d'égal à égal avec l'UE".
itSi la Russie, comme l’écrit "Le Monde" dans son éditorial daté du 22 novembre, "a remporté une manche", rien n’indique toutefois qu’elle ait gagné la partie, tant les relations entre les deux pays sont mouvantes. Indépendante depuis l’effondrement du bloc soviétique en 1991, l’Ukraine demeure tiraillée entre son attachement historique à la Russie et ses velléités atlantistes qui l’ont plusieurs fois amenée à se rapprocher de l’Otan et de l’UE.
• La Révolution orange
Dès 2004, l’Ukraine, alors proche de Moscou, opère un spectaculaire retournement. Soutenue par la plupart des puissances occidentales, les États-Unis en tête, l’opposition parvient, au terme d’une "Révolution orange" marquée par plusieurs manifestations, à faire annuler l’élection présidentielle remportée par le pro-russe Viktor Ianoukovitch. L’organisation dans la foulée d’un nouveau scrutin porte au pouvoir Viktor Iouchtchenko, fervent partisan d’une intégration européenne.
Égérie de la Révolution orange, la femme d’affaires Ioulia Timochenko est nommée à la tête du gouvernement. Mais ses divergences de points de vue avec le chef de l’État créent rapidement des tensions qui fragilisent le pouvoir et finissent par favoriser le retour aux affaires du camp pro-russe au gouvernement.
• Le cas Ioulia Timochenko
Limogée de son poste de Premier ministre en 2005 puis renommée à la tête du gouvernement en 2007, Ioulia Timochenko incarne presque à elle seule les atermoiements ukrainiens vis-à-vis du géant russe. À l’approche de la présidentielle de 2010 à laquelle elle se porte candidate, l’ancienne coqueluche des milieux nationalistes anti-russes est accusée d'ambiguïté vis-à-vis de Moscou.
Après sa défaite dans la course à la présidentielle, remportée par Ianoukovitch, Timochenko s’érige en première opposante au nouveau pouvoir qu’elle qualifie, dans une retentissante vidéo, de "régime criminel". Une virulence qui, selon ses partisans, sont à l’origine de sa condamnation, en 2011, à sept ans de prison pour abus de pouvoir dans le cadre de contrats gaziers signés avec la Russie en 2009.
Préoccupée par l’acharnement judiciaire dont fait l’objet la chef de file de l’opposition ukrainienne, l’Union européenne avait fait de sa libération une condition-clé avant la signature d’un quelconque accord.
• La crise du gaz
Avant d’être le début des ennuis judiciaires pour Timochenko, la renégociation du prix du gaz russe à Kiev signait d’abord la fin d’un conflit énergétique opposant les deux pays voisins. Accusant l’Ukraine de "détourner" une partie du gaz russe qui transite sur son territoire avant d’être livré en Europe, la Russie a suspendu, en 2008, les approvisionnements en direction de l’ancienne république soviétique, provoquant des pénuries de gaz dans certaines régions du Vieux Continent.
Une dépendence énergétique qui, conjuguée aux menaces de blocus sur certains produits d’exportations ukrainiens, permet à Moscou de faire pression sur Kiev lorsque celle-ci regarde avec trop d’insistance en direction de l’Ouest. Avec un endettement qui dépasse 30 % de son PIB et un déficit budgétaire qui pourrait franchir la barre des 8 % cette année, l’Ukraine a ainsi préféré s’éloigner de l’UE plutôt que de provoquer, avec la Russie, une rupture qui entraînerait des conséquences désastreuses sur son économie.
• L’Union douanière
En suspendant ses fiançailles avec l’UE, Kiev donne ainsi au Kremlin des raisons d’espérer de le voir rejoindre son projet d’Union douanière [Russie, Biélorussie, Kazakhstan], qui, en cas de concrétisation, poserait les fondations d’une "union eurasienne" chère à Vladimir Poutine.
Reste que les magnats de l’industrie ukrainienne, pourtant proches du parti pro-russe au pouvoir, ne voient pas d’un très bon œil cette initiative de Moscou. Ils soupçonnent cette union d’être un moyen pour les oligarques russes de faire main basse sur leurs lucratives activités minières ou métallurgiques. Une offensive russe trop marquée risquerait de grossir les rangs des pro-européens qui, à l’instar de Ioulia Timochenko depuis sa prison, se disent aujourd’hui déterminés à "contraindre Viktor Ianoukovitch à revenir sur sa décision humiliante". Et pousser de nouveau les Ukrainiens dans les bras de l’UE.