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Les petites mains du prêt-à-porter occidental se révoltent

Au Bangladesh et au Cambodge, les ouvriers du textile se sont de nouveau violemment élevés pour obtenir des hausses de salaires. Le modèle occidental du prêt-à-porter à bas prix semble aujourd'hui atteindre ses limites.

L’effondrement du Rana Plaza le 24 avril 2013 avait révélé au monde entier la face cachée de la mondialisation. Environ 1 130 ouvriers du textile, majoritairement des femmes, avaient trouvé la mort quand cette usine de la banlieue de Dacca, au Bangladesh, s’était écroulée. Le bâtiment était vétuste, ses murs zébrés de fissures. Une insulte aux lois les plus élémentaires de la sécurité des bâtiments. Cette usine, lieu de la pire catastrophe humaine et industrielle du pays, abritait cinq ateliers de confection, travaillant pour des marques occidentales comme Mango, Primark, Benetton, C&A, Walmart, Carrefour…

Une contestation monstre avait éclaté au lendemain de la catastrophe. Des dizaines de milliers de ces "petites mains de l’Occident" avaient défilé dans les rues de la capitale bangladaise, exigeant que des mesures soient prises pour assurer leur sécurité et que leurs salaires soient augmentés. Ce n’était pas la première fois que ces ouvriers manifestaient, loin de là. Mais jamais les médias occidentaux ne s’étaient jusqu’alors intéressés aux conditions de travail de ces "forçats du prêt-à-porter".

49 euros par mois

Sept mois plus tard, les ouvriers du textile se révoltent de nouveau. Au Bangladesh, trois jours de grève ont été décrétés en début de semaine. Des manifestations massives, violemment réprimées, ont provoqué la fermeture de centaines d’usines à travers le pays. Un mouvement qui a fini par payer : le gouvernement a accepté, jeudi 14 novembre, d’augmenter de 77 % le salaire des ouvriers. La hausse semble énorme. Mais elle masque mal une terrible réalité : dorénavant, les quelque quatre millions d’ouvriers du textile recevront au minimum 49 euros par mois contre… 28 auparavant. Le salaire minimum, au Bangladesh, reste, même après cette augmentation, le plus bas de la planète.

Certains salariés, qui ont d’ailleurs poursuivi leur grève jeudi, réclament 74 euros mensuels, au minimum. "Ils expriment cette demande depuis un certain temps déjà. C’est une revendication légitime et très modeste pour le Bangladesh", estime Vanessa Gautier, chargée de mission au département dignité du travail pour l’ONG Peuples solidaires. "Le salaire vital [qui permet de subvenir aux besoins de base du travailleur et des personnes vivant directement de ses revenus, NDLR] pour le Bangladesh est de 242 dollars, soit environ 180 euros par mois, selon un calcul du réseau d’ONG Asia Floor Wage. Les revendications des salariés n’arrivent même pas à la moitié !" poursuit-elle.

La révolte se propage

Les petites mains du textile occidental ne se révoltent pas seulement au Bangladesh. Au Cambodge voisin, le climat social s’échauffe aussi. Mardi 12 novembre, la police cambodgienne a tiré, à balles réelles, sur des ouvriers du secteur textile en grève, alors qu'ils marchaient en direction de la résidence du Premier ministre Hun Sen, à Phnom Penh. Une femme – qui ne participait pas au mouvement – a été tuée, huit personnes ont été blessées. Les manifestants ont répliqué en jetant des pierres, ils ont brûlé une voiture et plusieurs motos de police.

Comme au Bangladesh, les ouvriers se battent pour obtenir une revalorisation de leurs salaires et de meilleures conditions de travail. Et comme au Bangladesh, ce n’est pas la première fois qu’ils se rebiffent. Cet été, 4 000 salariés de l’usine singapourienne SL Garent Processing, qui fournit, entre autres, Gap et H&M, avaient défilé dans les rues de la capitale cambodgienne pour protester contre le licenciement de 720 de leurs collègues, et de la suspension de 500 autres, qui faisaient grève. Face à la pression de la rue, tous ont été réintégrés.

Deux ans plus tôt, en 2011, les ouvriers cambodgiens avaient en outre mené d’immenses mouvements, mobilisant 200 000 personnes à travers le pays. Grâce aux syndicats, plus puissants et mieux structurés qu’au Bangladesh, ils avaient obtenu une revalorisation du salaire minimum dans le secteur : 57 euros par mois, contre 47 précédemment. Encore bien loin du salaire vital estimé à 215 euros par mois par l’ONG Asia Floor Wage. Après le Bangladesh, le Cambodge se situe au deuxième rang des salaires les plus bas de la planète. Malgré les mobilisations massives, et les maigres avancées obtenues, l’Organisation internationale du travail (OIT) a fustigé, dans son dernier rapport, une dégradation des conditions de travail.

Recul de la pauvreté

Pour autant, le développement de l’industrie textile a permis à ces deux pays de faire sensiblement reculer la pauvreté : en 1992, selon des chiffres de la Banque mondiale, 57 % de la population bangladaise vivait sous le seuil de pauvreté, un taux tombé à environ 30 % en 2010. En 2011, il était de 20,5 % au Cambodge, contre plus de 50 % en 2007. Reste que ces pays font partie des Pays les moins avancés (PMA) définis par l’ONU. "La majeure partie de la population a tout juste dépassé le seuil de pauvreté et y reste, explique Agnès Chevallier. Mais cette population reste très vulnérable : au moindre évènement, une baisse des marchés extérieurs par exemple, elle peut sombrer facilement dans une extrême pauvreté".

En accédant aux revendications des ouvriers, les producteurs de textiles, au Bangladesh et au Cambodge, craignent que les entreprises étrangères, indispensables à leurs fragiles économies, boudent désormais leur pays. Le textile est en effet un secteur clé : il représente, respectivement, 85 % et 78 % des exportations bangladaises et cambodgiennes. "Dans ces pays, les entreprises étrangères trouvent une main d’œuvre disponible, parce qu’il n’y a pas beaucoup d’autres opportunités d’emploi, et des niveaux de salaires très bas, compte tenu du faible développement de ces pays", rappelle Agnès Chevallier, économiste au Centre d’études prospectives et d’informations internationales [Cepii].

Mais si les entreprises étrangères viennent y chercher une main d’œuvre à bas coût, elles ne sont pour autant pas prêtes à sacrifier leur image de marque. Et c’est là que se joue, pour Dacca et Phnom Penh, un difficile numéro d’équilibriste : préserver l’attrait de leur main d’œuvre, tout en lui assurant un certain niveau de vie et de sécurité pour éviter toute mauvaise publicité aux firmes occidentales.

Image de marque

Les conditions de vie et de travail des ouvriers mettent en péril la réputation des entreprises internationales. Le drame du Rana Plaza est désormais associé à H&M, Benetton, Mango, Wall Mart et autres marques connues à travers le monde, qui, pour beaucoup, multiplient les campagnes de publicité pour rassurer leurs clients occidentaux sur les conditions de travail des confectionneurs de vêtements. Déjà, quelques mois avant l’effondrement de l’immeuble, les États-Unis avaient exprimé leur souhait de revoir leurs accords commerciaux avec le Bangladesh, tant était criante "l’absence de progrès du gouvernement du Bangladesh en matière de droit du travail". Une perspective redoutée tant par le gouvernement que par les "forçats du prêt-à-porter". Comment moderniser les usines et augmenter les salaires sans faire fuir les pourvoyeurs d’emploi ? Comment sortir du cercle vicieux ?

"Le problème, c’est qu’on ne peut pas dire qu’un processus d’industrialisation se mette en place au Cambodge et au Bangladesh. Pour le moment, on exporte beaucoup de produits confectionnés, mais on importe tous les tissus, donc le bénéfice que ces pays tirent de cette industrie est relativement faible", explique Agnès Chevallier. En résumé, la pauvreté de ces pays ne peut continuer à reculer que s’ils opèrent une diversification de leur industrie. Ils doivent donc parvenir à sortir de la simple confection.

Pour le Bangladesh, et dans une moindre mesure le Cambodge, sortir de cette phase ne semble pas évident : aucun autre pays au monde n’est capable d’offrir de la main d’œuvre aussi bon marché, estime le think-tank américian Center for Global Development . Même dans les pays d’Afrique, dont certains fournissent largement le prêt-à-porter occidental, le coût de la vie est trop élevé pour que les firmes puissent y trouver des coûts du travail aussi bas qu’au Bangladesh.

Pour Agnès Chevallier, le système arrive à un point de rupture : les grandes marques devront soit augmenter leurs prix, soit diminuer leurs marges. "Les produits extrêmement bons marchés, ceux que les gens achètent comme ça et qu’ils jettent tout aussi facilement, n’existaient pas il y a 15 ans en Europe et aux États-Unis, rappelle l’économiste. Dans un rapport [datant de 2010, NDLR], le Bureau international du travail (BIT) estimait que cette phase-là, celle des produits extrêmement bons marchés, était vouée à prendre fin dans un futur pas si lointain. Ce serait effectivement compliqué que cela dure toujours. Mais cela implique l’émergence d’un autre système, d’une autre économie".