Un document exclusif de RFI et "Libération" révèle qu'Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi) voulait mettre sur pied une administration de façade composée de Touaregs pour mieux imposer un émirat islamiste dans le Nord du Mali.
La découverte de Nicolas Champeaux, journaliste de RFI, et de Jean-Louis Le Touzet, reporter à "Libération", remonte au 16 février 2013. Tous deux se trouvent alors à Tombouctou, ville du Nord-Mali libérée 15 jours plus tôt de l’occupation des indépendantistes et des islamistes grâce à l’opération Serval. Dans les décombres de la radio-télévision malienne, ils récoltent des centaines de documents, dont l’un se révèle être la feuille de route du djihadiste algérien Abdelmalek Droukdel, émir d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi). Le document s’intitule "Directives générales relatives au projet islamique djihadiste dans l’Azawad" et a été rédigé en juillet 2012.
Les deux journalistes mettent plusieurs mois à authentifier les documents, puis à les traduire. Ils en tirent finalement un document en français long de 12 pages, disponibles sur les sites de RFI et "Libération". "On a retenu plusieurs choses de cette feuille de route, explique sur l'antenne de FRANCE 24 Nicolas Champeaux. Tout d’abord, le document est très bien structuré, très bien organisé, ce qui prouve que les 'fous d’Allah' savent prendre le temps de la réflexion. C’est un document qui a été débattu, annoté, qui est très facilement lisible : il est articulé en six chapitres."
"Gagner le cœur des populations"
Ensuite, en filigrane tout au long du document, l’émir d’Aqmi Abdelmalek Droukdel apparaît sans véritable prise sur le terrain, sur les hommes qui s’y trouvent et sur l’évolution de la situation. "[Abdelmalek Droukdel] écrit de Kabylie, il n’a jamais mis les pieds au Mali pendant les 10 mois qu’a duré l’occupation [islamiste], explique Nicolas Champeaux. On découvre dans le document qu’il opère une réelle inflexion [de sa politique], c’est-à-dire qu’il saisit l’opportunité de gérer un territoire. C’est une opportunité qu’il aurait peut-être considérée avec mépris il y a 15 ans […] mais qui, après les Printemps arabes, lui paraît l’occasion de s’appuyer sur les populations. La tactique consiste à ne pas appliquer la charia tout de suite, mais à d’abord gagner le cœur et les esprits des populations."
Ainsi, dans sa feuille de route, Abdelmalek Droukdel suggère à ses lieutenants sur le terrain de ne pas directement faire apparaître Aqmi dans les instances gouvernant la région après qu’ils en ont pris le contrôle, afin de ne pas provoquer une réaction hostile des populations et de la communauté internationale. "L'intervention étrangère sera imminente et rapide si nous avons la main sur le gouvernement et si notre influence s'affirme clairement, écrit Abdelmalek Droukdel. L'ennemi aura plus de difficulté à recourir à cette intervention si le gouvernement comprend la majorité de la population de l'Azawad, que dans le cas d'un gouvernement d'Al-Qaïda ou de tendance salafiste djihadiste." Ces instructions expliquent l’apparition d’Ansar Dine, une "création d’Aqmi pour apparaître sous un visage présentable", selon Nicolas Champeaux.
Aqmi reste nuisible au Mali
Les islamistes ne sont pour autant pas parvenus à éviter l’intervention étrangère. Ansar Dine a pris l’initiative de tenter de conquérir le sud du Mali, une stratégie contraire à ce que prône l’émir d’Aqmi dans la feuille de route. À en croire ce document, l’homme n’aurait même pas été informé des plans de ses lieutenants sur le terrain et aurait été mis devant le fait accompli.
Mais bien que la filiale d’Aqmi au Mali ait subi de lourdes pertes pendant l’opération Serval, elle conserve toutefois une réelle capacité de nuisance sur ce territoire, note Nicolas Champeaux. L’attentat meurtrier du 28 septembre dans une caserne de Tombouctou, revendiqué par Aqmi, en est une preuve flagrante. Comme le révèle le document trouvé par les journalistes, Abdelmalek Droukdel savait que "son expérience" au Nord-Mali risquait d’être courte, mais que ce "projet islamiste dans l’Azawad devait être considéré comme un nouveau-né qui doit passer par des étapes avant de grandir".
Et l’émir d’Al-Qaïda de préciser : "Si notre courte expérience n'aboutit qu'à des résultats positifs d'ampleur limitée et que notre projet venait à tomber à l'eau pour quelque raison que ce soit, nous nous contenterons du fait d'avoir planté une bonne graine dans un bon terreau que nous avons fertilisé avec un engrais qui aidera l'arbre à pousser et grandir jusqu'à devenir, nous l'espérons, haut et prospère, même si cela doit prendre du temps." De quoi donner des frissons au nouveau gouvernement malien.