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Le naufrage d’un navire de migrants clandestins au large de Lampedusa soulève, une nouvelle fois, la question de la gestion des flux migratoires par l’Europe. Les experts fustigent les effets pervers d'une politique prohibitionniste.

Les quais du petit port de Lampedusa, île italienne située au large de la Tunisie, étaient transformés, jeudi 3 octobre, en "une morgue à ciel ouvert", comme le décrit le quotidien "Corriere della Sera". Un énième drame de l’immigration illégale s’est joué dans la nuit au large de cette petite île méditerranéenne. Selon un bilan encore provisoire, au moins 130 personnes se sont noyées, après le naufrage d’un navire de migrants clandestins.

De nombreux Érythréens parmi les naufragés

Sur l’embarcation qui a fait naufrage se trouvaient majoritairement des personnes originaires de la Corne de l’Afrique, notamment des Érythréens. "L’Érythrée est un pays extrêmement fermé, où sont perpétrées des violations des droits de l’Homme à large échelle, explique Jean-François Dubost d’Amnesty international. Il y a une répression à la fois religieuse et politique pour les personnes considérées comme opposées au pouvoir en place, il y a un service militaire drastique où tous ceux qui tentent d’y échapper sont soumis à la torture… Les personnes qui essayent de fuir ce pays mais qui n’y parviennent pas sont persécutées."

Les agences de l’ONU sont à ce titre fermement opposées à tout renvoi de migrants en Érythrée, précise le chercheur. "Contrairement à ce que l’on entend souvent, ce ne sont pas des migrants économiques, mais majoritairement - et ce depuis plusieurs années - des réfugiés, c’est-à-dire des personnes qui ont besoin de protection parce qu’ils n’en bénéficient pas de la part de leur propre État", ajoute-t-il.
 

Et ce chiffre risque fort de s’alourdir. Sur près de 500 passagers venus de la Corne de l’Afrique, seuls 150 avaient été retrouvés vivants, jeudi, en fin de journée. Les larmes de Giusi Nicolini, la maire de Lampedusa, en disent long sur le dépit, et le sentiment de solitude des autorités locales. "C’est une horreur, une horreur ; ils n’arrêtent pas d’apporter des dépouilles, nous ne savons pas où mettre les corps", a-t-elle déclaré à l’agence de presse italienne Ansa.

"Check-point de l’Europe"

"La marine militaire a sauvé plus de 100 000 personnes au cours de ces 10 dernières années, rappelle Mario Mauro, ministre italien de la Défense interrogé par FRANCE 24. Mais il est impossible de connaître le nombre de ceux qui ont perdu la vie dans la Méditerranée au cours de cette même période." Quelque 22 000 migrants illégaux ont afflué en Italie depuis le 1er janvier 2013, selon les autorités italiennes, soit trois fois plus que pour l’ensemble de l’année 2012. Selon un bilan "a minima" dressé par le réseau Migreurop, 17 000 personnes ont perdu la vie en l’espace de 20 ans en tentant de rejoindre l’Europe, dont au moins 6 000 autour de la Sicile, de Malte, de Lampedusa et des côtes libyennes.

"Je voudrais encore une fois, avec force, prévenir l’Europe, poursuit le ministre Mario Mauro. Lampedusa est le check-point de l’Europe et le nouveau check-point de notre image, de notre mission de liberté et de démocratie. Nous devons agir davantage." En écho, la Commission européenne a appelé les pays membres de l’Union européenne (UE) à intensifier leurs efforts pour éviter des "tragédies" comme celle de Lampedusa.

L'UE doit s’investir davantage dans la réinstallation des réfugiés les plus vulnérables, a affirmé la commissaire européenne aux Affaires intérieures Cecilia Malmström : "Cela démontrerait un engagement en faveur de la solidarité et du partage des responsabilités, et contribuerait à réduire le nombre de personnes qui mettent leur vie en danger dans l'espoir d'atteindre les côtes européennes"."Nous avons besoin d’une politique migratoire européenne solide", a résumé son porte-parole Michele Cercone au cours d’une conférence de presse.

L’effet pervers des politiques migratoires

Une politique migratoire qui, aux yeux de Bruno Cousin, maître de conférence spécialiste de l’Italie à l’université de Lille, devrait radicalement changer. "Il y a un problème dans la façon dont les politiques de contrôle des frontières sont conçues par l’État italien comme par l’agence européenne Frontex [sorte de garde-frontières de l’Europe, NDLR], estime-t-il. Il faut cesser d’avoir une approche prohibitionniste, de penser qu’on met en place des politiques pour arrêter les flux migratoires. On ne peut pas les arrêter."

D’autant, dit-il, que ces politiques de gestion des flux migratoires ont des effets pervers tragiques. "Elles font augmenter le risque et le coût des opérations pour les passeurs, qui ont tendance à charger davantage les embarcations, ce qui rend la traversée plus dangereuse", poursuit-il, affirmant également que, depuis la révolution libyenne, les opérations de traversées sont montées par des "passeurs amateurs, moins expérimentés".

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Les routes des passeurs sont connues

Une analyse que partage Jean-François Dubost, responsable du programme "Personnes déracinées" à Amnesty International. "L’Union européenne et les État membres devraient peut-être davantage se concentrer sur le sauvetage et la sécurité des personnes plutôt que sur des mesures destinées à les contraindre à rester dans leur pays, ou à les dissuader de venir en Europe. Ils disposent des moyens techniques pour le faire", estime-t-il sur l'antenne de FRANCE 24.

D’autant que les abords de Lampedusa sont souvent le théâtre de drames comme celui qui s’est déroulé dans la nuit de mercredi à jeudi et que les routes empruntées par les passeurs sont parfaitement connues des autorités. Le problème est donc récurrent et, de l’aveu même de la marine militaire italienne, une réorganisation minimale permettrait d’éviter nombre de catastrophes. Mais Frontex et l’État italien se renvoient la balle au sujet des coûts engendrés par ces éventuelles réorganisations. "Il faut d’urgence prendre les choses en main, prévient Bruno Cousin. Il y a eu plus de morts dans le canal de Sicile durant l’année 2011 que lors du naufrage du 'Titanic'".