Face à la colère populaire, le roi du Maroc a annulé la grâce accordée à un pédophile espagnol. Pour l'historien Pierre Vermeren, cette révocation témoigne de la volonté d'enrayer tout mouvement portant les germes d'une large contestation.
Le caractère de la décision est "exceptionnel". Face à la grogne populaire qui gagnait la population marocaine, le roi Mohammed VI a révoqué, dimanche 4 août, la grâce accordée à Daniel Galvan Vina, condamné en 2011 à 30 ans de prison pour des actes de pédophilie sur 11 enfants de Kenitra (Nord-Ouest du Maroc).
Dès l’annonce de cette "libération", des milliers de Marocains ont bravé la répression policière en manifestant leur colère dans plusieurs villes du royaume, dont la capitale Rabat où, vendredi, plusieurs personnes ont été blessées. Malgré l’annulation de la grâce, des sit-in prévus mardi à Casablanca et mercredi à Rabat devraient être maintenus, ont fait savoir leurs organisateurs.
Resté hors de portée du "printemps arabe" en 2011, le pouvoir marocain surveille de très près les mouvements de colère susceptibles de semer le trouble dans un pays rongé par une grave crise économique et sociale. Le manque de vigilance des autorités marocaines peut-il lui jouer des tours ? Le tollé suscité par la grâce de ce pédophile multirécidiviste peut-il se transformer en foyer de protestation ? Éléments de réponse avec Pierre Vermeren, historien du Maroc et professeur à l’université de Paris-I.
FRANCE 24 : Qu’est-ce qui explique que Mohammed VI ait pu, dans un premier temps, grâcier un homme condamné à 30 ans de prison pour des actes de pédophilie sur 11 enfants marocain ?
Pierre Vermeren : Au Maroc, le palais royal doit gérer la quasi-totalité des décisions exécutives. Et comme le roi est censé tout décider, il y a forcément des actes qui lui échappent. Il est donc probable que ce soit un bureau quelconque de l’administration judiciaire qui ait pris cette décision, dont le but, je le rappelle, était de consolider les relations entre le Maroc et l’Espagne. Mais la bureaucratie marocaine a dû faire preuve de négligence lorsqu’elle a constitué la liste des 48 prisonniers espagnols à grâcier. On peut dire qu’il y a eu un manque sérieux de vigilance surtout pour un acte de souveraineté. Mais, il y a quelques années, personne n’aurait bronché car tout ce que décrétait le roi avait un caractère sacré.
Comment interpréter le fait que cette grâce pousse plusieurs milliers de Marocains dans la rue ?
P. V. : La question de la pédophilie est devenue très sensible au Maroc. Depuis deux ans, un certain nombre d’associations, comme Touche pas à mon enfant, sont parvenues à médiatiser ce problème qui, par la suite, a été récupéré par les islamistes du PJD [Parti de la justice et du développement, à la tête du gouvernement]. La levée de boucliers provoquée par cette grâce s’explique aussi par le fait qu’elle concerne un Espagnol et que les relations avec Madrid demeurent tendues. Plus généralement, depuis le "printemps arabe", le tabou de la peur est tombé et les possibilités de contester sont plus fréquentes.
Ne faut-il pas voir dans la révocation de la grâce une volonté du Palais de circonscrire tout mouvement de colère qui pourrait s’enflammer ?
P. V. : En 2011, le printemps arabe avait obligé le pouvoir à engager une réforme de la Constitution, à remanier le gouvernement et à organiser de nouvelles élections. Le Palais avait donc su apporter une réponse politique aux problèmes soulevés par les mouvements de contestation qui embrasaient les voisins arabes.
Aujourd’hui, au regard de ce qui se passe dans plusieurs pays musulmans, comme en Égypte ou en Turquie, Rabat manifeste une vigilance accrue. D’autant qu’une crise politique couve depuis quelques mois dans le pays. La démission, annoncée en mai et effective depuis juillet, de ministres du parti de l’Istiqlal, qui appartenait à la coalition au pouvoir, implique la reformation d’une équipe gouvernante qui pourrait amener, comme le souhaite une partie des dirigeants marocains, au départ des islamistes du PJD qui dominent actuellement le gouvernement.Économiquement, le pouvoir va devoir, en outre, répondre aux exigences du FMI [Fonds monétaire international] qui demande une réforme drastique de la Caisse de compensation. Ce qui aura, sans nul doute, des implications sociales très importantes.
Au-delà de cette affaire qui relève du droit commun, il y a donc au Maroc un contexte social et politique, non pas éruptif comme d’autres pays musulmans, mais au moins volatil. L’annulation de la grâce prouve que le Palais a conscience de cette situation.
Ensuite, cela dépend aussi de la manière dont l’Espagne joue le jeu. Si, après l’avoir retrouvé, les autorités espagnoles remettent Daniel Galvan Vina en liberté, il est clair qu’au Maroc, l’opinion publique, les organisations des droits de l’Homme et les mouvements imputeront cet échec au Palais.
Certains journaux marocains avancent l’idée que les services secrets espagnols auraient demandé la grâce de Daniel Galvan , à qui on attribue des origines irakiennes, pour son "aide" apportée lors du renversement de Saddam Hussein en 2003…
P. V. : Pour l’heure, difficile de savoir si les Espagnols ont dressé une liste de 48 prisonniers pour que la libération du pédophile passe inaperçue ou si ce dernier s’est finalement retrouvée par hasard parmi les graciés. L’hypothèse de l’espion, si elle s’avérait, chargerait en tout cas le dossier car la question de la guerre en Irak fut à l’époque extrêmement sensible au Maroc. Cela ne deviendrait plus une affaire de droit commun et de fierté nationale mais aussi une affaire politique.