, envoyée spéciale à Istanbul – Depuis la violente intervention policière du 15 juin qui a mis fin à l'occupation du parc Gezi, la tension est redescendue d'un cran à Istanbul comme dans le reste de la Turquie. Mais les manifestants n'ont pas pour autant encore jeté l'éponge.
Le 29 juin à Istanbul, des centaines de Turcs se sont à nouveau rassemblés sur la place Taksim, à quelques mètres du parc Gezi, entourés de policiers anti-émeute impassibles. Puis la place s'est vidée et les manifestants se sont fondus dans la foule de badauds et de touristes de l'avenue Istklal, célèbre artère commerçante d'Istanbul.
La défense du parc Gezi, qui a mobilisé de fin mai à mi-juin des milliers de personnes, a vécu. Le parc, que des jardiniers municipaux sont désormais en train de replanter, doit rouvrir d'ici quelques jours et un tribunal administratif examine actuellement le
En affirmant depuis deux ans sa volonté de légiférer sur l'avortement ou encore sur la vente d'alcool, le Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan revient sur l'un des fondamentaux de la République turque fondée en 1923 par Mustapha Kemal Atatürk : la séparation entre la religion et l'État. C'est cette menace que le chef du parti islamique AKP fait planer sur les libertés individuelles qui constitue l'arrière-plan du mouvement qui a débuté au parc Gezi.
recours contre le projet de construction de centre commercial à l'origine de la mobilisation. Le parti islamiste du Premier ministre Recep Teyyip Erdogan, l’AKP, fut même la semaine dernière à l'initiative d'un colloque pour revenir sur "les 20 jours les plus importants dans l'Histoire de la démocratie turque", selon la formule de l'un de ses caciques.
"Après Gezi, la vie continue. Il faut retourner travailler, gagner de l'argent", explique Faruk, chargé de production dans une société de communication événementielle, croisé dans un parc du quartier de Cihangir. Pourtant, les défenseurs du parc Gezi n'ont pas encore abandonné la lutte. Simplement, ils en inventent de nouvelles formes, dont le happening "Duran adam", ou "l'homme debout", n’est que l'expression la plus médiatique. "Pendant 20 ans, on ne s'est pas intéressé à la politique mais maintenant, grâce à la technologie, on peut inventer de nouvelles façons de manifester, explique Faruk. Pour rigoler, on dit qu'on est devenu des 'clerkman' (employés, NDLR) le jour et des Superman la nuit."
Prendre la parole et la garder
Loin de la grandiloquence kémaliste de la place Taksim, les parcs de quartier sont devenus les théâtres d'une contestation qui se fait plus discrète et inventive. Dès 20 heures, celui de Cıhangır ou de d'Abbasaga dans le quartier de Besiktas se remplissent de jeunes et de moins jeunes en quête de débats d'idées. Les groupes de parole se font et se défont dans la pénombre. "On était tellement frustrés de ne pas pouvoir dire ce que nous avions à dire pendant si longtemps que maintenant nous ne pouvons plus nous arrêter de parler", explique Hakan, un ancien publicitaire aux cheveux blancs qui travaille maintenant sur un projet de scénario.
Il y a ceux qui se passionnent pour un sujet particulier et ceux qui butinent de discussions en discussions sur l'urbanisme ou le rôle de la presse nationale, accusée de manger dans la main d’Erdogan. Les différentes thématiques sont inscrites sans logique particulière sur des affiches. Tout se déroule dans un calme qui confine au recueillement. Les orateurs se succèdent et le public agite les mains les bras tendus en signe d’approbation. Pas de présence visible de policiers aux abords des parcs mais aux dires de certains, il pourrait s'en être glissés incognito dans la foule.
Un sujet revient souvent : comment fédérer les dizaines d'initiatives qui ont éclos à la faveur des manifestations et alors que le gouvernement turc a publiquement accusé les réseaux sociaux, et Twitter en particulier, d'avoir contribué aux troubles. Dans la seule ville d'Izmır, une trentaine de personnes ont été arrêtées sur la base de messages postés sur Twitter. Pour contourner la difficulté, des gens comme Bariş, un Web développeur, se réunissent entre pairs pour mettre en commun leur compétences et mettre en place une plateforme qui puisse coordonner ce mouvement sans tête ni colonne vertébrale.
Occuper l'espace
À Cıhangır, un groupe de vidéastes enthousiastes a tiré un fil électrique depuis le cabinet d'un vétérinaire situé de l'autre côté de la rue avec l'aide des enfants du quartier. Grâce au câble, ils alimentent le projecteur avec lequel ils montrent chaque soir dans un parc différent une série de court-métrages pour sensibiliser la foule aux enjeux de l'urbanisme et aux manières de résister. "La vidéo est un instrument politique, explique une jolie jeune femme brune qui préfère rester anonyme. On le voit bien avec les vidéos des discours d'Erdogan ou du maire d'Ankara qui sont immédiatement détournées (pour en subvertir le message, NDLR).''
Au même moment, un petit groupe d'une dizaine de personnes se met en marche. Destination un bout de terrain vague en pente avec vue sur le Bosphore dont ils voudraient faire un "jardin guérilla". ''On veut faire quelque chose de bien pour la communauté sans avoir à demander la permission au gouvernement. Pour une fois, on n'attend pas de lui qu'il nous dise quoi faire, explique Faruk. Et même si on ne fait rien, l'important c'est de ne faire rien ensemble."
À l'image de Faruk, la plupart de ces individus qui ne veulent plus laisser l’AKP penser à leur place sont lucides. "Ce n'est pas avec un jardin qu'on va faire changer le pays, reconnait-il. Mais ce qu'il faut c'est entretenir l'espoir." "Je ne veux pas tout changer, ni renverser le gouvernement, témoigne aussi Ergi, une étudiante en biologie. Mais je veux continuer à me sentir libre et qu’il entende ma voix."
Quand sonne 21 heures à Cihangir, un nouveau groupe se détache pour faire le tour du quartier en appelant à la résistance : "Diren !". Au pied des immeubles, depuis les balcons, jeunes et vieux répondent en tapant sur des casseroles, klaxonnent depuis leurs scooters, leurs voitures. En signe de solidarité, à la terrasse d'un bar, des hommes trinquent, non sans provocation, à la santé d'Erdogan. Mais peu se joignent au cortège. Il y a encore à Istanbul des gens qui croient aux lendemains qui chantent mais, ces jours-ci, leur voix porte un moins loin.