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Les Égyptiens révoltés par la brutalité et le laxisme de leur police

Le ressentiment de population égyptienne grandit à l'égard de la police, coupable à la fois d'abus et de passivité. Entretien avec Yezid Sayigh, spécialiste des questions militaires et policières en Égypte.

Le lynchage de deux hommes accusés de vol dans un village du delta du Nil, dans le gouvernorat de Gharbeya (nord de l’Égypte), dimanche, est l'illustration la plus extrême des violences qui agitent le pays. Les deux Égyptiens avaient volé un "touk-touk", petit véhicule à trois roues importé d’Inde. Ils ont été battus à mort par les habitants en colère et pendus par les pieds en public. Dans le même temps, les affrontements entre manifestants et policiers se poursuivent au Caire, sur la place Tahrir et devant le siège des Frères musulmans.

Face aux abus de la police, un sentiment de rébellion grandit au sein de la population. De son côté, les forces de l'ordre égyptiennes - certains commissariats sont d’ailleurs en grève - demandent davantage de moyens d’action.

Yezid Sayigh, spécialiste de l’armée dans les pays arabes au Carnegie Middle East Center, à Beyrouth, souligne l’immunité policière et le manque de volonté politique de réformer le ministère de l’Intérieur, qui est historiquement réfractaire aux Frères musulmans.

FRANCE 24 : La police égyptienne est-elle à même de maintenir l'ordre dans le pays ?

Yezid Sayigh : Il est clair que le ministère de l’Intérieur - un énorme secteur en Égypte qui comprend la police civile et différents services de sécurité, y compris des groupes paramilitaires armés - est en crise.

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LE DEBAT : la police défie les Frères Musulmans

La police et les services secrets étaient la cible des révolutionnaires, en janvier 2011. Les Égyptiens avaient nourri beaucoup de ressentiment face à la brutalité, la violence et la corruption de ce corps de l’État. Mais depuis, aucune volonté politique ferme n’a cherché à réhabiliter, former ou restructurer ce secteur. Ni le conseil suprême des forces armées, qui a dirigé le pays durant 18 mois, ni le gouvernement des frères musulmans depuis juillet 2012. Le désarroi de la population vis-à-vis de la police et des services secrets est toujours énorme.

Et réciproquement, les forces de police montrent globalement de l’hostilité vis-à-vis de la population, en particulier des activistes politiques, parce que les policiers n’ont pas appris à revoir leur fonctionnement, basé sur la violence. Ils n’ont pas acquis la culture de devoir servir le peuple.

F24 : À quel point la police répond-elle aux ordres des Frères musulmans ? N’est-elle pas historiquement hostile aux islamistes ?

Y. S. : Au sein du ministère de l’Intérieur et des forces de sécurité, il y a beaucoup de réticence à devoir travailler avec les Frères musulmans ou même avec tout mouvement politique d’obédience islamique. Durant des années, le but central de ces agences de l’État était de combattre la confrérie et l’ensemble des islamistes. La réticence est forte et réelle. Mais pour être honnête, je crois que les agents du ministère de l’Intérieur rechignent à être contrôlés par qui que ce soit en dehors de leur corps d’État, et à travailler avec un gouvernement démocratiquement élu, quel qu’il soit. Si le gouvernement était séculier, la police n’accepterait pas davantage de devoir rendre des comptes sur leur action, ou d’entreprendre de sérieuses réformes pour mettre fin à leur culture violente et militaire.

La vraie question fondamentale pour les policiers, c’est qu’ils sentent la pression grandissante de l’opinion publique et de la justice de devoir rendre des comptes au sujet de tous les abus de violence dont les forces de l’ordre ont fait preuve. Ils rechignent à être tenus pour responsables de ces débordements. Ils réclament au contraire que les règles législatives soient allégées, pour renforcer leur impunité.

F24 : Des milices, comme les Black Bloc, interviennent de plus en plus durant les manifestations et pour faire régner l’ordre dans les quartiers. Est-ce qu’ils vont finir par imposer leur loi ? Les rumeurs circulent sur une volonté supposée des islamistes, en particulier des salafistes, d'encourager la mise en place de ces milices...

Y. S. : Leur présence représente un risque, c’est sûr. En Égypte, il est assez facile de se procurer une arme. Le nombre de crimes, de vols à main armée et de kidnappings a considérablement augmenté depuis un an et demi, voire depuis la révolution de janvier 2011.

Il ne faut pas croire, cependant, que ces milices soient bien équipées, armées et organisées. Ce ne sont pas des groupes paramilitaires. Dans le cas des comités populaires, dont certains sont affiliés aux Frères musulmans, ils ne sont pas suffisamment armés et organisés pour être appelés des milices.

Quand un État est en faillite, qu’il ne rend plus la justice et qu’il fuit ses propres responsabilités, vous voyez forcément des habitants tenter d’assurer leur propre sécurité, établir la loi et l’ordre à leur façon, dans leur voisinage. Ce cas de figure n’est pas exceptionnel, on le constate également en Tunisie ou en Syrie.

Mais que ces milices soient séculières ou salafistes - je n’ai pas d’informations concernant des milices spécifiquement salafistes -, le résultat est le même : elles sont une menace pour la démocratie.