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"L'enquête sur le Rwanda a donné lieu à des manipulations extraordinaires"

Dans un article sur la mort mystérieuse de trois Français à la veille du génocide rwandais de 1994 paru jeudi dans Libération, la journaliste Maria Malagardis relance les lourdes interrogations sur le rôle de la France. Interview.

Dans le quotidien Libération du jeudi 10 janvier, un article signé Maria Malagardis "renforce les doutes" sur le rôle de Paris dans les premières heures de la tragédie rwandaise de 1994 qui a coûté la vie à 800 000 personnes en 100 jours seulement. 

La journaliste, qui a enquêté sur la mort de trois Français, dont deux gendarmes, tués par balles à Kigali en avril 1994, révèle que le certificat de décès établi par le médecin militaire Michel Thomas pour "au moins" l'une des trois victimes est un faux en écriture. Cette "mort inexpliquée" "laisse [donc] planer de nouveaux soupçons sur le rôle de la France à l'époque où le Rwanda a basculé dans le génocide", écrit le journal. 

En janvier 2012 déjà , un rapport d’expertise balistique rebattait les cartes de l’attentat contre le président Juvénal Habyarimana, le 6 avril 1994, considéré comme le déclencheur du génocide rwandais. En juin 2012, un document de l'ONU révèlait quant à lui, la présence d'armes de fabrication française dans l'arsenal de l'armée rwandaise à la veille du génocide alors que Paris n'avait pas le droit d'en vendre à Kigali.

Pour france24.com, Maria Malagardis revient sur ce vaste dossier.

FRANCE 24 : Votre article  renforce les doutes sur le rôle de Paris dans l’attentat contre l’avion du président Habyarimana . Comment mène-t-on une enquête sur un sujet aussi sensible ?
Maria Malagardis : Un sujet comme celui-là demande du temps. J’étais au Rwanda pendant le génocide, puis pendant l’opération Turquoise [l'opération militaire française organisée pour mettre fin à la tragédie, NDLR]. J'en connais les différents acteurs, j’ai pu avoir les bons contacts et j'ai eu le temps d'instaurer la confiance de différents interlocuteurs. Ce n’est pas en un jour que l’on peut déterminer les causes d’un attentat de cet ordre. 
On sait que l’attentat contre l’avion d’Habyarimana n’est pas la cause du génocide, mais que c’était un signal, ou un prétexte. En tout état de cause, ceux qui seront finalement reconnus coupables de cet assassinat porteront sur leurs épaules une partie de la responsabilité des 800 000 morts qui ont suivi. Je ne connais pas d’événement qui ait eu des conséquences pareilles.
C’est donc un sujet très sensible, qui a donné lieu à des manipulations extraordinaires. On a eu de fausses boîtes noires, de faux missiles, de faux témoins. Qui que soient ceux qui ont assassiné Habyarimana, on sait qu'il s'agit d'une affaire d’État.  Il faut donc être d’une prudence extrême et se demander sans cesse pourquoi on vous donne une information, car je suis persuadée qu’il n’y a pas de fuite sans manipulation de fuite.
Enfin, la rédaction de Libération m'a toujours accordé sa confiance absolue et m’a donné du temps, ce qui prouve qu’on peut encore faire des enquêtes au long cours malgré la crise de la presse.
Avez-vous subi des pressions au cours de votre enquête ?
M. M. : Je n’ai jamais subi de pression extérieure, mais je ne me suis jamais trop approchée des affaires dangereuses. Par ailleurs, le document du médecin Michel Thomas [qui a signé le faux certificat de décès de l'un des deux gendarmes français, NDLR] est sur Internet depuis des années. Il circulait, mais personne ne savait que c’était un faux tout simplement parce que personne n’était allé interviewer Michel Thomas.  Même si tout le monde se doutait qu’il était bizarrement formulé...
Par ailleurs, le Rwanda est un sujet passionnel. Dès que vous écrivez sur le sujet, votre tête est mise à prix sur Internet. Mais c’est habituel, il ne faut pas s'en inquiéter outre mesure. 
Quel a été l'impact sur votre travail de l'évolution des relations franco-rwandaises depuis 19 ans
M. M. : En 1994, on [les journalistes] sentait une énorme crispation du côté du pouvoir politique français. Il y avait un déni, une volonté de faire croire que la France n’avait jamais été mêlée à tout ça, voire une volonté de faire croire que la France avait été dans le bon camp !
À partir du moment où Nicolas Sarkozy a amorcé un rapprochement avec Kigali et a rétabli les relations diplomatiques entre la France et le Rwanda en 2009, les choses ont été plus faciles, surtout pour les juges [Kigali avait rompu ses relations avec Paris en novembre 2006 après la mise en cause par le juge Bruguière du président Kagamé dans l'assassinat d'Habyarimana, NDLR] . Pour la justice, c’est le jour et la nuit : les juges ont pu commencer à enquêter au Rwanda, ce qui n’était pas possible avant 2009.
L’administration française a, elle aussi, été moins complice et a cessé d'accorder des passe-droits à d’anciens génocidaires une fois que les relations entre les deux pays se sont apaisées.
Reste que votre enquête renforce la thèse d'une implication de la France dans le génocide rwandais...
M. M. : On a quand même quelques certitudes ! La France était l’alliée de M. Habyarimana dont la dérive raciste et génocidaire était connue avant le massacre.
L’un des deux gendarmes tués [dont il est question dans l’article] faisait partie de l’armée rwandaise. Et il y avait des militaires français qui portaient l’uniforme rwandais, ce n’est pas anodin.  Comme il n'est pas anodin non plus de former les parachutistes d’une armée ou la garde présidentielle d'un pays…
Il existe des tas d’évidences de notre proximité douteuse avec le Rwanda ! On est ainsi le seul pays au monde à avoir officiellement accueilli des ministres génocidaires, c'est-à-dire issus du gouvernement constitué après l’assassinat d’Habyarimana. Tout comme l'on sait que l'armée rwandaise disposait d'armes françaises à la veille du génocide...
Maintenant, est-que la France a participé à l’attentat, puisque c’est au fond la question qui hante tout ce débat ... On ne peut dire qu’une seule chose : c’est possible.
Pensez-vous que la justice parviendra à éclaircir un jour le rôle de la France ?
M. M. : C’est très difficile à dire. Il ne s’agit pas de la France en tant que telle, mais d’un petit groupe d’hommes. On peut cependant espérer qu’un jour certains rompront l’omerta. Mais ceux qui sont impliqués dans cette histoire sont certainement prêts à beaucoup de choses pour que jamais la vérité n’éclate car il y a derrière une responsabilité d’assassinat terrible. On n’a toujours pas de certitude absolue sur la mort de Kennedy, mais il n’y a plus d’enquête. Là, l'enquête existe…