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Les "travailleurs pauvres", nouveaux visages de la précarité

Alors que le Secours catholique vient de publier son rapport annuel sur la pauvreté en France, FRANCE 24 a rencontré deux jeunes femmes qui, malgré la sécurité d’un emploi, flirtent avec la pauvreté. Portraits.

Juliette* ne se considère pas vraiment comme une "précaire". Le mot semble même la déstabiliser. "Je ne suis pas précaire parce que, moi, j’ai encore le choix et le temps", tranche-t-elle, en riant. En effet, Juliette a encore le choix : le choix de se passer des aides associatives pour manger, car, se justifie-t-elle, "je ne suis pas quelqu’un qui a faim". Et elle a encore du temps : celui de pouvoir faire face aux dépenses "sans avoir un couteau sous la gorge" grâce à "quelques économies".

Juliette, pourtant, jeune kinésithérapeute de 28 ans, flirte avec la précarité. Pas celle appelée "grande pauvreté" et qui concerne deux millions de personnes en France, sans revenus et sans domicile fixe. Mais celle qui frappe aujourd’hui ceux qui travaillent et ont un toit sur la tête mais qui ne s'en sortent plus en raison de la cherté du logement et du coût de la vie.

C’est dans cette deuxième catégorie de "salariés pauvres" à qui "il suffirait d’un rien pour basculer dans une situation critique" que l’on pourrait "placer" Juliette. Une catégorie de Français dont le nombre grandissant alarme le Secours catholique dans son rapport annuel de 2011, rendu public jeudi 8 novembre. Dans ce document intitulé "Regards sur 10 ans de pauvreté", l’ONG n’insiste pas tant sur la "grande pauvreté" que sur la "petite", celle qui contraint entre deux et quatre millions de Français à se serrer toujours plus la ceinture pour ne pas basculer de "l’autre côté".

"J’ai un peu peur, c’est la première fois d’ailleurs"

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Portrait de Valérie, 42 ans
Les "travailleurs pauvres", nouveaux visages de la précarité

Et pour ne pas basculer justement, Juliette a dû faire des choix. Elle a quitté son appartement de 760 euros/mois, "trop cher", dans le sud de la France pour venir s’installer dans la banlieue de Chartres. Avec son revenu de 1250 euros par mois "en attendant de gagner plus grâce au démarrage de [son] activité libérale", elle n’est théoriquement pas touchée par la pauvreté (le seuil étant fixé en France à environ 960 euros/mois). En théorie, seulement. Car, bientôt, ce sont trois personnes qui vivront sur cette unique ressource financière. Elle, son compagnon - qui a perdu "il y a quelques mois" son RSA (revenu de solidarité active) - et son bébé prévu pour février. Alors, oui, confesse-t-elle à mi-mot, "j’ai un peu peur en ce moment. C’est la première fois d’ailleurs…"

Concrètement, dans le quotidien de Juliette, se serrer la ceinture signifie presque s’étrangler avec. "Pour l’arrivée du bébé, une copine m’a prêté sa poussette, m’a donné des biberons. Ma mère m’a acheté quelques vêtements. Je n’avais pas les moyens d’acheter une table à langer, alors mon compagnon en a fabriqué une, en carton…" Côté alimentaire, même système D : "Désormais, je vais faire mes courses dans des supermarchés discount. J’ai pu remplir un caddie entier pour 12 euros", confie-t-elle, fière - quoique étonnée par une telle prouesse financière. Plus inquiétant, Juliette n’est pas en mesure d’assumer ses factures énergétiques. L’électricité est devenue trop chère, alors elle ne chauffe plus toutes les pièces de son appartement, juste "la chambre et une partie du salon".

"J'ai un toit et je ne crève pas de faim"

Cette précarité énergétique est devenue l'une des préoccupations phares du Secours catholique. Dans son rapport, l'ONG précise qu'"entre 2001 et 2011, outre la hausse des prix des loyers, le prix de l'eau a subi une très forte augmentation : + 38%, soit 19 points de plus que l'inflation. Quant au prix de l'électricité et du gaz, on note une augmentation record de + 48% [...] Ces dépenses pèsent de plus en plus lourds sur le budget des familles."

Sandra* subit, elle aussi, de plein fouet cette explosion du prix de l'énergie. À 28 ans, cette jeune salariée de chez Air France peine à joindre les deux bouts. Pourtant, elle fait partie de ce que l'on appelle la "classe moyenne". Son salaire qui oscille autour des 1700 euros/mois devrait lui permettre de vivre convenablement. Mais le crédit de sa voiture "cruciale pour aller travailler" [environ 300 euros/mois] allié au loyer [700 euros], aux impôts et aux courses alimentaires aspirent la totalité de son revenu. Alors, au moindre imprévu, c'est vite le drame. "Depuis que j'ai été à découvert une fois, je n'ai plus réussi à remonter la pente. C'est une spirale infernale."

Elle a déménagé. "Paris est trop cher, je vis en grande banlieue. Parfois, je me dis comment font les gens ? Je me dis même pire, j’en viens à comprendre les actes désespérés, les braquages… J’en peux plus", confie-t-elle, la voix soudain envahie de sanglots. "On est le 8 du mois, et je suis déjà à découvert de 300 euros". Pourtant, à l’instar de Juliette, elle refuse de se considérer comme précaire : "j’ai un toit et je ne crève pas de faim", argue-t-elle.

"Parfois, je saute un repas parce que les 10 euros que j’ai, serviront plutôt à payer la lessive"

Pour elle, comme pour Juliette, les restaurants et les vacances ne sont plus trop d’actualité. Mais ce n’est même pas ça le problème. "Le problème, c’est que je mets deux pulls et des chaussettes chez moi pour ne pas avoir à allumer le chauffage. Le souci, c’est que je ne peux plus faire plusieurs machines par jour parce que ça coûte trop cher. Parfois même, je saute un repas, parce que les 10 euros que j’ai serviront à acheter de la lessive et pas un sandwich à midi !", lâche-t-elle fébrilement.

Dommage collatéral :"On n’arrête pas de s’engueuler avec mon compagnon. Il a gagné 1050 euros au mois d'octobre mais lui aussi, il a des dettes. Hier, on se demandait comment payer les 800 euros d'impôts locaux. Vous vous rendez compte, mon couple est en péril à cause des impôts locaux". La phrase lui arrache un petit rire au milieu des larmes. Aujourd’hui, Sandra réfléchit à prendre un deuxième boulot "femme de ménage, n’importe quoi" pour alléger son quotidien et se payer "une paire de bottes". Mais elle multiplie déjà les horaires de nuit pour majorer son salaire. Elle est fatiguée. "Vous savez, on ne m’a jamais dit : ‘fais attention, un jour la vie sera plus rude’. Je regrette. Parce que je n’ai même pas 30 ans, et que la dureté de la vie, croyez-moi, je me la prends en pleine gueule."

*Les prénoms ont été modifiés

Tags: Pauvreté, France,