logo

Rififi chez les "experts" Boston. En une décennie, une laborantine travaillant pour l'État du Massachusetts a falsifié et fabriqué des preuves ayant mené à la condamnation de centaines de détenus. Retour sur un scandale scientifico-judiciaire.

Entre 300 et 500 prisonniers, parmi lesquels des personnes condamnées pour trafic de drogue ou viol, pourraient être relâchés dans les rues de Boston. La cause de ce désagrément judiciaire : Annie Dookhan. Cette mère de famille et ex-chimiste d'État travaillant pour le laboratoire d’analyses de Boston (Massachusetts) aurait falsifié, au cours de ses neuf ans de carrière, des milliers de tests de drogues utilisés comme preuves d’inculpation dans de nombreux procès.

À ce jour, la justice américaine fait état de 1 141 personnes condamnées sur foi de ses analyses. Mais quelque 60 000 échantillons concernant 34 000 cas traités par Annie Dookhan sont potentiellement biaisés. Selon la police, la chimiste pourrait même avoir procédé à des réglages erronés sur des machines utilisées par les autres laborantins du Hinton State Laboratory Institute. Si ces allégations sont avérées, le nombre de détenus demandant la révision de leur condamnation pourrait rapidement proliférer.

Toujours plus, toujours plus vite

Les premiers soupçons de fraude remontent à 2007. Annie Dookhan parvient à analyser jusqu’à 500 échantillons par mois quand ses homologues en traitent entre 50 et 150. Une productivité hors norme qui met la puce à l’oreille à son supérieur hiérarchique. Pour justifier ses actes, la jeune femme, qui refuse pour l’instant de s’entretenir avec la presse, aurait expliqué aux enquêteurs vouloir incarner à tout prix l’employée modèle, désireuse de faire toujours plus, toujours plus vite. Cette culture du chiffre est tout à fait courante dans ces laboratoires d’État où la charge de travail s’est considérablement accumulée ces dernières années.

Selon le magazine américain "Nature", le nombre d’expertises médico-légales demandées aux laboratoires sont passées de deux millions en 2005 à près de quatre millions en 2009. "Si vous pensez qu’un scandale comme celui d’Annie Dookhan n’arrivera jamais dans votre laboratoire, alors vous êtes naïf", assure Robin Cotton, directeur du programme de police scientifique à l’université de Boston. Pour lui, cette affaire témoigne de la pression exercée sur les laborantins depuis que les gouvernements successifs ont fait de la lutte contre le trafic de drogues une priorité pour la justice américaine.

Probablement dans un souci de rapidité d’exécution, Annie Dookhan procédait souvent à des "analyses" à l’œil nu. Lorsqu’elle devait traiter plusieurs échantillons à la fois, si certains d’entre eux étaient testés positifs, c’est tout le lot qu’elle incriminait. Avec le temps, les témoignages de ses collègues qui la trouvaient rarement devant un microscope ou remarquaient qu’elle produisait trop peu de déchets pour le nombre d’analyses censées être pratiquées, se sont accumulés. Point d’orgue des suspicions à son encontre : la chimiste a été surprise en juin 2011 en flagrant délit de destruction de plusieurs dizaines d’échantillons de drogue utilisés comme pièces à conviction.

Six mois plus tard, une enquête est ouverte et, en mars 2012, Annie Dookhan démissionne. Elle sera arrêtée le 28 septembre avant d’être libérée sous caution. Accusée d’entrave à la justice et d’avoir menti sous serment sur ses qualifications et sur un diplôme de chimie qu’elle n’a jamais obtenu, la jeune femme risque jusqu’à 20 ans de réclusion.

Démissions en cascade

Dans un rapport d’investigation d’une centaine de pages publié, le 19 octobre, par les autorités du Massachusetts, Annie Dookhan admet également avoir été en contact direct avec la police et plusieurs procureurs, ce que le protocole du laboratoire interdit formellement. "Annie Dookhan essayait toujours de contenter et de plaire à tout le monde", qu’il s’agisse des instances judiciaires ou de ses employeurs, rapporte Hevis Lleshi, un ancien stagiaire du laboratoire qui s’est entretenu avec le "Boston Globe".

A-t-elle délibérément fabriqué ou fait disparaître des preuves à la demande d’un procureur, d’un avocat ou encore d’un enquêteur de police ? Ses contacts supposés avec plusieurs membres du corps judiciaire risquent de faire peser de lourdes suspicions de corruption alimentées par des démissions en cascade depuis plusieurs semaines, parmi lesquelles celle du supérieur direct de la chimiste ou encore celle du commissaire du département de santé publique du Massachusetts qui se rend responsable de la perte de confiance envers le secteur médico-légal.

Dernière démission en date, celle du procureur du comté de Norfolk, qui a avoué avoir entretenu une relation normalement prohibée - via courriels et conversations téléphoniques - avec Annie Dookhan. Régulièrement en charge d’affaires liées au trafic de drogue, George Papachristos a annoncé sa démission le 19 octobre, expliquant qu’il ne voulait pas "constituer une entrave supplémentaire" pour l’enquête.

15 millions de dollars en prévention

Afin de prévenir une libération massive des détenus dans le Massachusetts, le maire de Boston, Thomas Menino, cherche à lever 15 millions de dollars en fonds publics pour renforcer la lutte contre le crime ainsi que la réinsertion et la surveillance des futurs ex-détenus.

Vendredi, la première audience spéciale dédiée aux affaires en lien avec Annie Dookhan s’est tenue à la Cour municipale de Boston. Les juges ont d’ores et déjà libéré ou réduit les peines de plus d’une vingtaine de détenus. La chimiste sera, quant à elle, de nouveau entendue par la justice le 3 décembre.