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Accusé de soutenir indirectement Israël, Mashrou' Leila renonce à son concert

Le groupe libanais Mashrou' Leila a refusé de se produire en première partie du concert des Red Hot Chili Peppers, à Beyrouth, ce jeudi. Les appels au boycott de leur prestation se sont multipliés, les Américains devant également jouer en Israël.

Un geste kamikaze ou un acte de résistance, c’est selon. Depuis sa décision, annoncée mercredi, de ne pas jouer en première partie du concert des stars américaines Red Hot Chili Peppers, à Beyrouth, jeudi soir 6 septembre, le jeune groupe Mashrou' Leila ("Projet d’une nuit", en arabe) a perdu son statut de groupe le plus consensuel parmi la jeunesse libanaise.

A-t-il cédé à la pression des activistes pro-Hezbollah ? Une campagne de boycott avait été lancée contre l'organisation de ce concert au Liban, accusant les Red Hot Chili Peppers de soutenir indirectement Israël. Leur tournée au Moyen-Orient prévoit effectivement une date à Tel-Aviv, après avoir joué entre-temps à Istanbul. Pour l’instant, les musiciens de Mashrou' Leila ne souhaitent pas s’expliquer sur l'annulation de leur concert. "C'est la décision du groupe qui préfère, par égard pour les Red Hot Chili Peppers ainsi que pour les organisateurs de leur concert au Liban, garder le silence jusqu'à ce que l'évènement à Beyrouth soit passé", répond par mail leur manager, Karim Ghattas.

"De la bêtise pure"

Les commentateurs, de leur côté, égrènent les suppositions. Pourquoi le groupe a-t-il annulé son concert la veille de son déroulement, et non simplement refusé l’invitation dès le départ, s’il est effectivement composé de militants convaincus du boycott par tous les moyens de l’État d’Israël ? A-t-il simplement voulu contenter, par peur de représailles, les plus farouches opposants à ce concert ?

L'art libanais de la censure

Les exemples de pressions politiques sur l’art au Liban sont pléthores. Un site web leur est même consacré : un "musée virtuel de la censure" qui recense des cas qui remontent jusqu’aux années 1950. Ainsi, le film "Ben Hur", de William Wyler, pourtant tourné au Liban, n’a pas été projeté en raison de son "contenu juif", annonce le site web.

Plus récemment, en janvier dernier, la chanteuse Lara Fabian avait dû annuler deux concerts en raison de "menaces". Trois ans plus tôt, le comédien et humoriste Gad Elmaleh avait renoncé à se produire au Liban après une campagne de boycott qui l’accusait d’avoir servi sous les drapeaux israéliens - ce que l’intéressé conteste. Le groupe rock Placebo avait reçu, quant à lui, en juin 2010, le même type de pressions que les Red Hot Chili Peppers à présent : les musiciens étaient critiqués pour s’être produits en Israël au moment de l'assaut contre la flottille turque chargée d'aide pour Gaza. Placebo avait finalement maintenu son concert à Beyrouth et avait fait salle comble.

Les membres de Mashrou' Leila étaient, jusqu’à ce mercredi, de "très gentils gars", "avec beaucoup de belles promesses d’avenir", comme les décrit avec un zeste de désillusion Ziyad Makhoul, éditorialiste au quotidien francophone L’Orient-Le Jour. Mais, "politiquement, [la décision de Mashrou' Leila] est de la bêtise pure. Une immaturité record. Artistiquement, c’est un... gentil suicide", poursuit l’éditorialiste.

À l'inverse, le quotidien Al-Akhbar, proche du Hezbollah, se réjouit de voir que les musiciens libanais ont pris "une décision difficile, mûrement réfléchie", de ne pas "associer leur nom à tout ce qui peut indirectement normaliser Israël" et de répondre ainsi favorablement à la campagne lancée par l’ONG pro-palestininenne BDS (Boycott désinvestissement sanctions).

Au cœur de la névrose libanaise

Réunion de sept musiciens issus d’ethnies et d’origines religieuses diverses, le groupe Mashrou' Leila s’est formé à l’Université américaine de Beyrouth (AUB) après une nuit entière à jammer entre copains en 2008. Un violon très présent (Haig Papazian), une sonorité folk avec des échappées d’impro rock, une parenté avec le groupe américain mondialement connu Beirut - qui porte d’ailleurs le nom de la ville natale de ses membres -, les poussent rapidement vers la notoriété au Liban. Hamed Sinno chante en dialecte arabe libanais. Il touche juste, avec des paroles sur le ras-le-bol de la politique libanaise clanique, sur les aspirations de la jeunesse de Beyrouth et ose même une chanson sur l’homosexualité.

Les membres de Mashrou' Leila avait réussi, par l’alchimie de la musique, à donner au groupe un ADN 100 % libanais qui fasse consensus. Celui-ci est à présent entré de plain-pied dans le débat bipolaire qui agite le pays : pour ou contre le fait que le Hezbollah, au nom de la lutte contre Israël, ait son mot à dire sur les films et la musique. Les pro et les anti se répondent désormais sur la page Facebook du groupe, qui compte plus de 50 000 fans.

"Je suis pour la résistance au niveau politique et étatique contre la barbarie d’Israël. Mais il y a surenchère. Tout est utilisé au Liban - le cinéma, la musique, les murs, tout ! - à des fins politiques. On a besoin de devenir égoïste, de ne pas porter les causes des Syriens ou des Palestiniens, aussi nobles et justes soient-elles. Ce groupe - Mashrou' Leila - a besoin d’être connu au-delà du Liban. Qu’on fiche la paix à l’art et à la culture", s’insurge l’éditorialiste Ziyad Makhoul dans un entretien au téléphone.

Les inconnus Pindoll

En ouvrant la boîte de Pandor, le groupe y a-t-il laissé des plumes et une partie de son aura ? "Je suis persuadé que tous ceux qui ont appelé au boycott de Mashrou' Leila seront les premiers à se rendre à leur prochain concert", prédit Ziyad Makhoul. "Je ne crois pas que la carrière artistique du groupe soit littéralement finie. Mais ils ont perdu du prestige", note Mustapha Hamoui, auteur d’un billet d’humeur intitulé "Le suicide artistique" publié sur son blog Beirut Spring. "Ils viennent de laisser filer une opportunité énorme de se produire devant l’audience des RHCP [Red Hot Chili Peppers, NDLR]. Ils n’auront plus jamais cette chance. Ils se sont grillés."

Pour les remplacer, un tout jeune groupe libanais encore inconnu va monter sur scène, ce jeudi soir. Et compte bien profiter d'une telle opportunité... Il s’appelle Pindoll et vient d’enregistrer son premier album au mois d’août.
 

Photo principale prise le 15 juillet 2012 au concert de clôture du Festival international de BaalbeckMashrou' Leila sera en concert à Paris le 3 octobre à la Cigale.