logo

L’avortement dans le collimateur du gouvernement turc

Comparant l’avortement à un crime, le Premier ministre turc compte restreindre les conditions d’interruption volontaire de grossesse. Au grand dam des associations féministes et de l’opposition laïque, qui ont battu le pavé dimanche à Istanbul.

"AKP [parti islamo-conservateur au pouvoir en Turquie], ôte tes mains de mon corps !" scandaient dimanche 3 juin des milliers de manifestants, principalement des femmes, dans les rues d’Istanbul. Armés de forêts de pancartes – "c’est mon corps", "l’avortement est un choix" – ils protestaient contre la révision du droit à l’avortement, annoncée par le Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan.

"Je vois l’avortement comme un crime, a déclaré le chef du gouvernement le 25 mai dernier. Personne n’a le droit d’autoriser le meurtre d’un enfant, que ce soit dans le ventre de sa mère ou après sa naissance. Il n’y a aucune différence entre les deux". Samedi 2 juin, lors d'un congrès des femmes de son parti, Erdogan persiste et signe en comparant l’avortement au massacre d'Uludere, du nom du district kurde où 35 villageois ont été tués en décembre 2011 par l'armée turque, qui les avait pris pour des rebelles.

Dans la foulée, le gouvernement islamo-conservateur annonce la rédaction d’un projet de loi réduisant à six ou quatre semaines de grossesse la période pendant laquelle l’avortement reste légal. Restreindre ainsi les conditions d’avortement équivaut quasiment à l’interdire : à un mois de grossesse, les femmes savent généralement à peine qu’elles sont enceintes. En Turquie, depuis 1983, l’avortement est légalement possible jusqu’à dix semaines. Il est autorisé pour raisons médicales depuis 1965. L'an dernier, 70 000 femmes y ont eu recours.

Une méthode de contraception, selon le ministre de la Santé

"L’avortement ne doit plus être considéré comme une méthode de contraception, a ainsi justifié le ministre de la Santé, Recep Akdag, cité par la presse turque mercredi dernier. On ne doit pas recourir à cet acte cruel s’il n’est pas médicalement justifié". Ces déclarations, s’ajoutant à celles du Premier ministre, ont hérissé l’opposition laïque et les associations féministes turques. "Ce qui m’effraie le plus, c’est que le gouvernement accuse les femmes d’utiliser l’avortement comme une méthode de contrôle des naissances, peste Nil Mutluer, membre de l’association féministe Armagi, citée dans le journal "La Croix". Mais la plupart des femmes ne s’en servent pas de cette manière. Qu’est-ce qui les conduit à avorter ? Des raisons médicales, mais aussi des raisons socio-économiques. La Turquie est loin d’être le paradis pour les femmes et les enfants".

Le droit à l'avortement n'était pas sujet à des polémiques publiques avant qu'Erdogan n'évoque la question. "C’était entré dans les mœurs, il n’y avait pas du tout cette opposition qu’on peut voir aux États-Unis entre les "partisans de la vie" et les autres, témoigne Yasar Adanali, un jeune manifestant. L’avortement est autorisé depuis près de trois décennies. Ici, ça ne posait pas de problème particulier jusqu’à ce qu’Erdogan en décide autrement". Pour le jeune homme, cette décision de réviser la loi sur l’avortement est l’illustration parfaite d’une dérive autoritaire du pouvoir en Turquie. "On assiste à une centralisation croissante du fonctionnement de l’État : de plus en plus de décisions sont prises par l’exécutif, ou par Erdogan lui-même en fonction de ses sensibilités, sans aucune concertation du peuple. Il laisse de moins en moins de pouvoir au Parlement", poursuit Yasar.

La démographie, un paramètre de croissance

Au pouvoir en Turquie depuis près de dix ans, Recep Tayyip Erdogan n’en est pas à son premier coup d’éclat. Musulman fervent, il avait tenté, en 2004, de pénaliser l’adultère avant de faire marche arrière face à l’indignation provoquée par son projet dans l’Union européenne. Adversaire de la "laïcité autoritaire", il a, quatre ans plus tard, levé l’interdiction du voile dans les universités, suscitant l’ire de l’opposition laïque.

"Les membres de l’AKP sont des gens très conservateurs, il y a parfois une atmosphère emprunte d’ordre moral qui s’installe dans le pays", explique Ali Kazancigil, politologue spécialiste de la Turquie. La plupart des municipalités gérées par des élus de l’AKP ont ainsi durci les conditions d’obtention de licence d’alcool, officiellement pour des raisons de santé publique. "Erdogan représente la nouvelle élite anatolienne, une bourgeoisie à la fois moderne et puritaine, qui émerge actuellement, poursuit le chercheur. Mais je ne crois pas que ces déclarations sur l’avortement soient directement liées à des convictions religieuses".

Alors pourquoi s’en prendre à l’avortement ? Pour Ali Kazancigil, Erdogan est complètement obnubilé par la question démographique. Ainsi depuis deux ans, face au taux de fécondité en baisse – de 3,14 enfants par femme en 1980, il est passé à 2,11 en 2009 – le Premier ministre n’a de cesse d’inciter les femmes à avoir au moins trois enfants. Au grand dam des associations féministes… "D’ici dix ans, la population turque va commencer à vieillir, poursuit le politologue. Or, 80 % des gens qui votent pour l’AKP le font pour les succès socio-économiques de ces dernières années. La démographie est l’un des paramètres de cette croissance. La croissance est vitale pour qu’Erdogan se maintienne au pouvoir".