Longtemps limitées à Tripoli, principale ville du nord du Liban, les affrontements entre les partisans du régime syrien voisin et ceux de l'opposition se sont étendus dans la soirée de dimanche à lundi jusqu’à Beyrouth. Entretien avec Ziad Majed.
La menace d’une déstabilisation du Liban sur fond de crise syrienne semble se préciser. Longtemps limités à Tripoli, principale ville du nord du pays, les heurts entre les partisans de la rébellion syrienne et ceux du régime du président Bachar al-Assad se sont étendus dans la soirée de dimanche à lundi jusqu’à Beyrouth. Opposant des partisans sunnites du Courant du Futur, dirigé par l’ancien Premier ministre Saad Hariri, et ceux d’une autre formation sunnite, le Parti du courant arabe, qui soutient elle ouvertement Damas, ils ont fait deux morts et dix-huit blessés dans un quartier de l’ouest de la capitale libanaise, Tarik el-Jedideh. Des évènements qui se produisent dans un pays déjà fragilisé par des heurts confessionnels entre sunnites et alaouites qui ont fait dix morts ces derniers jours à Tripoli. Ziad Majed, professeur des études du Moyen-Orient à l'Université américaine de Paris, décrypte pour FRANCE 24 ces évènements.
FRANCE 24 : Les violences jusqu’ici cantonnées dans la ville de Tripoli, au Nord-Liban, ont éclaté à Beyrouth. La crise syrienne est-elle en train de contaminer le Liban ?
Ziad Majed : Même s’il faut rester prudent car le Liban n'est à l'abri de rien tant il existe des paramètres incontrôlables dans ce pays, je pense que les évènements qui ont eu lieu hier à Beyrouth ne sont en réalité qu’une réaction violente de frustration et de colère. Notamment provoquée par la mort de deux dignitaires sunnites tués par des soldats de l’armée libanaise plus tôt dans la journée dans le Nord du pays. Il existe, jusqu'à maintenant, un consensus entre les principaux acteurs de la scène politique contre une guerre civile au Liban. Ainsi, aucun parti de grande envergure n’a mobilisé pour l'instant ses partisans pour en découdre avec ses adversaires. L’essentiel des violences de ces derniers jours sont dues à des groupuscules dans le nord du pays et plus précisément à Tripoli. Cette région défavorisée socio-économiquement est l’épicentre des tensions entre les opposants et les partisans du régime des Assad, notamment depuis qu’elle a offert l’asile à des réfugiés et des opposants syriens. De par sa situation géographique - proche de la Syrie -, de par son histoire - elle a subi le pire sous l’occupation syrienne du Liban (1976-2005) - puis de par sa démographie, majorité sunnite et minorité alaouite, Tripoli est une sorte de ligne de démarcation très facile à manipuler. Il faut craindre que les violences s’y poursuivent, d’autant plus que la propagande syrienne est en marche pour présenter tous les sunnites de cette région comme des salafistes extrémistes.
La politique de "distanciation" par rapport à la crise en Syrie, prônée par le Premier ministre Mikati, est-elle encore tenable ?
Z.M : La complexité du système politique libanais, basé sur le confessionalisme et composé de parties rivales aux intérêts et aux influences étrangères hétérogènes, exige de privilégier la carte de la neutralité lorsqu’il y a une division dans le pays au sujet d’une question de politique internationale ou régionale. C’est ce qu’essaye de faire depuis le début de la crise en Syrie le Premier ministre Najib Mikati, ce qui lui a permis jusqu’ici d’éviter le pire. Mais la position de ce Tripolitain sunnite est de plus en plus intenable, car il est pris en étau entre ses alliés prosyriens et la pression exercée par son ami personnel Bachar al-Assad qui s’agacent de cette neutralité, et la colère d’une frange de sa communauté qui s’exprime dans la rue et qui perçoit la répression en Syrie comme une guerre menée contre les sunnites. Il doit persister à maintenir cette politique d’équilibre, affirmer son autorité sur le gouvernement et les services de sécurité et mener des enquêtes très sérieuses sur les derniers évènements qui ont provoqué la flambée de violence, tel que la mort des deux dignitaires dimanche. C’est la seule manière d’éviter de tomber dans le piège tendu par ceux qui veulent à tout prix déstabiliser le Liban. Enfin, sur un plan plus personnel, s’il n’est pas encore impopulaire, il pourrait rapidement le devenir si la situation se détériore.
Comment expliquez-vous le profil bas affiché par le Hezbollah, qui se montre très discret depuis le début des violences confessionnelles à Tripoli ?
Z.M : Le Hezbollah ne sacrifiera pas les priorités que sont sa survie personnelle et les intérêts de son parrain iranien. Et ce même s’il doit soutenir jusqu’au bout le régime syrien. Actuellement au pouvoir à travers l’influence qu’il exerce sur le gouvernement Mikati, il n’a aucun intérêt à renverser l’équilibre des pouvoirs, ni à voir sombrer le Liban dans une guerre civile ou un conflit entre sunnites et chiites. Le statut quo semble lui convenir puisqu’aucune manifestation de grande ampleur, qui est d’habitude sa marque de fabrique, n’a été organisée par ses soins en faveur de Damas. Les régions mixtes où cohabitent côte à côte des populations sunnites et chiites n’ont été le théâtre d’aucun affrontement sur fond de crise syrienne. Cela démontre la volonté du parti de Dieu de préserver ses zones des troubles sécuritaires et confessionnels. Ce qui ne laisse au régime syrien que le choix stratégique de déstabiliser le Nord, soit la seule région où il n’y a pas de chiite.