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Recep Tayyip Erdogan, nouveau héros du monde arabe ?

Les révolutionnaires arabes se sont trouvé leur héros : le Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan. Celui-ci se voit en effet en tsar des peuples musulmans de la Méditerranée. Quitte à envenimer des relations déjà tendues avec Israël ?

Recep Tayyip Erdogan a fait un tabac au Caire, dans le cadre de sa tournée dans les pays du "printemps arabe". Sa visite n’avait pas pour enjeu de partager sa vision de la démocratie parlementaire, ni pour objet de discuter de la manière dont cette dernière peut se concilier avec un islam rigoriste. Elle avait surtout un but : souffler sur les braises du ressentiment arabe concernant un sujet sensible mais fédérateur, Israël, avec lequel la Turquie a suspendu ses relations diplomatiques. La rupture remonte au mois de mai 2010, lorsque Tsahal a conduit un raid contre un navire turc appartenant à la flottille pour la paix en route pour Gaza, au cours duquel neuf ressortissants turcs ont été tués.

Dans la capitale égyptienne, Recep Tayyip Erdogan n’a pas hésité à provoquer l’État hébreu – jadis son allié stratégique – en lançant un appel pressant à la reconnaissance d’un État palestinien à l’ONU. L’Autorité palestinienne va en effet officiellement présenter une demande d'adhésion aux Nations unies le 20 septembre, en dépit de l’opposition farouche du gouvernement de Benjamin Netanyahou.

Reste une question : en quoi la rhétorique virulente du Premier ministre turc envers l’État hébreu va-t-elle aider des pays comme l’Égypte, la Libye ou la Tunisie à bâtir de nouvelles institutions démocratiques ? L’analyse de Sylvain Attal, spécialiste en relations politiques internationales à FRANCE 24.

FRANCE 24 : Les pays du "printemps arabe" vont-ils s’inspirer du caractère plutôt démocratique ou plutôt islamiste de la Turquie ?

Sylvain Attal : Il faut ouvrir les yeux. Une lame de fond islamiste existe dans le monde arabe et elle ne date pas d’hier. Elle a simplement été réprimée par les dictateurs chassés par les révolutions arabes et, aujourd’hui, revient en force.

On remarque actuellement que les libéraux, les marxistes ou les socialistes des pays du "printemps arabe" ne font pas le poids devant le facteur unificateur de la "oumma" [la communauté musulmane dans son ensemble, NDLR] islamique. C’est une donnée de plus en plus évidente. Les démocrates "laïcs" n’ont pas eu le temps de s’organiser.

Bien sûr, on ne peut prédire quels régimes émergeront dans ces pays, mais il est vain d’espérer voir les nouveaux maîtres du monde arabe épouser en bloc les valeurs de la déclaration universelle des droits de l’Homme ou de la République à la française. Ceci étant, l’exemple turc prouve que la surenchère populiste d’Erdogan n’est incompatible ni avec les progrès démocratiques de son pays, ni avec la préservation de son modèle de développement économique. Évidemment, la laïcité prônée en Turquie a toujours servi de garde-fou à la dérive islamiste et a donné cette spécificité particulière au pays, difficilement transposable ailleurs.

F24 : À propos de dérive islamiste, doit-on s’inquiéter de l’avenir de la Libye ? Moustafa Abdeljalil, le président du Conseil national de transition (CNT), prône la formation d’un gouvernement inspiré de la charia mais "modéré". Est-ce possible ?

S.A : Lorsque Mustafa Abdeljalil invoque la charia comme source principale du droit tout en se revendiquant "modéré", cela peut choquer un esprit occidental. Il faut toutefois prendre le sens du mot "charia" avec des pincettes. De nombreux pays musulmans ont en effet instauré la loi islamique, mais en l’appliquant à des degrés divers, et parfois pas du tout. Le Pakistan et l’Afghanistan sont hors catégorie. En Iran par exemple, où la République est islamique, on ne coupe pas la main des voleurs et les cas de lapidation de femme sont rares... même s’ils ne sont pas exclus. Et puis, nous tolérons bien le wahhabisme de l’Arabie saoudite...

En Tunisie, les Frères musulmans ont su adapter leurs discours sur la loi islamique en fonction de la spécificité du pays. Par exemple, ils affirment qu’ils ne remettront pas en question le code de la famille, particulièrement favorable aux femmes. S’agissant d’une mouvance protéiforme habituée au double discours, le problème est donc le suivant : peut-on les croire sur parole ?

F24 : Cette donnée islamique, même modérée à l’image de la Turquie, peut-elle être un facteur de tension avec l’Occident ?

S.A : Dans ce foisonnement d’islamismes “modérés” s’inspirant du modèle turc, le signe positif reste l’absence de discours anti-occidental – ce qui est bien compréhensible compte tenu du coup de main donné par les Américains et les Européens aux soulèvements.

Mais on a vu des renversements s’opérer rapidement dans le monde arabe. L’affrontement, s’il arrive (et peut-être plus vite qu’on ne le croit), se fera sur le sujet de la Palestine, avec Israël comme tête de Turc. Un veto américain à l’ONU au sujet de la reconnaissance d’un État palestinien pourrait ainsi lui valoir un retour de bâton. Les Européens, eux, n’ont pas encore défini leur position à ce propos.

Quel rôle voudra jouer la Turquie sur ce nouvel échiquier ? Difficile à dire… Recep Tayyip Erdogan a le droit de défendre la cause palestinienne (il a d’ailleurs davantage de sollicitude pour le Hamas que pour le "modéré" Abbas), mais il joue à un jeu dangereux. Quand il prétend, par exemple, mettre son nez dans un accord d’exploitation de gaz off-shore conclu entre Chypre (membre de l’UE) et Israël au motif que les Chypriotes turcs n’y sont pas associés, il dépasse les bornes et risque de se retrouver en conflit avec l’Europe et les États- Unis.

Il sait néanmoins qu’il est en position de force face aux puissances américaine et européenne pour des raisons à la fois économiques et stratégiques. Il faut donc espérer qu’à terme (au delà de la crise actuelle qui s’explique par l’enjeu du vote de l’ONU), Erdogan utilisera son influence pour construire des ponts entre ces nations arabes "libérées" et l’Occident.