
Les dernières investigations menées par les juges en charge du volet financier de l’affaire Karachi étayent de plus en plus la thèse de rétro-commissions versées pour financer la campagne présidentielle d’Édouard Balladur en 1995.
L’étau se resserre autour d’Édouard Balladur, l’ancien Premier ministre français et candidat malheureux à la présidentielle de 1995, dans l'affaire Karachi. Ces dernières semaines, l’enquête des juges d’instruction Renaud Van Ruymbeke et Roger Le Loire, en charge du volet financier du dossier, semble confirmer la thèse du versement de rétro-commissions issues de la vente d’armes pour le financement de sa campagne présidentielle.
Les deux juges ont resserré leurs investigations sur plusieurs anciens collaborateurs de l'ex-Premier ministre, notamment Pierre Mongin, actuel PDG de la Régie autonome des transports parisiens (RATP) et chef de cabinet d’Édouard Balladur entre 1993 et 1995, et Francis Lamy, le représentant du candidat Balladur auprès du Conseil constitutionnel pour les comptes de campagne. Ils ont été longuement reçu, au début du mois de juillet, par les magistrats pour déterminer la provenance de 20 millions de francs (trois millions d’euros) en liquide utilisés pour financer la campagne électorale de Balladur. Quinze millions ont été versés sur les comptes de campagne du candidat, cinq millions à une société de sécurité.
Financement occulte
Une première explication, donnée par Édouard Balladur lui-même devant la mission d’enquête parlementaire sur Karachi en avril 2010, faisait état de sommes collectées en liquide au cours de ses meetings de campagne par la vente de gadgets et de tee-shirts. Une hypothèse rapidement écartée par Renaud Van Ruymbeke : les sommes, déposées en grosses coupures sur les comptes de campagne du candidat Balladur, ne ressemblaient en rien au produit de la vente de gadgets peu onéreux. Une seconde hypothèse évoquait l’utilisation de fonds spéciaux de Matignon - fonds laissés à la disposition du gouvernement, n’apparaissant pas dans les lois de finances et dont l’utilisation n’est pas soumise à un vote du Parlement.
Le témoignage de Pierre Mongin, le 4 juillet, recueillis par les juges a permis d'écarter cette seconde piste… et jeté un pavé dans la mare. L’ancien chef de cabinet d’Édouard Balladur était en charge de la gestion des comptes spéciaux. Devant les juges, il a clairement estimé qu’il était impossible que les 15 millions d’euros déposés en liquide sur les comptes de campagne aient pu provenir de ces fonds spéciaux. "Je n’ai pas, personnellement, dans la gestion de ces fonds, attribué de l’argent à la campagne de M. Balladur", a-t-il assuré aux magistrats.
Si ces fonds ne proviennent ni de la vente de gadgets ni des fonds spéciaux, proviendraient-ils, comme le soupçonnent les juges, du produit d’un système complexe de malversations mis en place lors de la vente d’armes au Pakistan et à l’Arabie saoudite ? C’est en tout cas vers cette piste que se tournent désormais Renaud Van Ruymbeke et Roger Le Loire. Une piste qui risque de jouer les trouble-fête dans les plus hautes sphères du pouvoir. Car les auditions de Pierre Mongin et de Francis Lamy - qui pointe du doigt un proche de Nicolas Sarkozy - en plus de discréditer le recours aux fonds spéciaux de Matignon, ont mis en lumière le rôle du ministère du Budget, alors dirigé par Nicolas Sarkozy, dans l’organisation des mécanismes de rétro-commissions.
Le ministère du Budget impliqué ?
L’ancien directeur de cabinet de Balladur et intime de Nicolas Sarkozy, Nicolas Bazire, a été entendu en début de semaine par la police. Parallèlement, une perquisition était menée au domicile de Thierry Gaubert, collaborateur de Nicolas Sarkozy, alors ministre du Budget, pour déterminer d’éventuels liens avec l’un des intermédiaires utilisés pour conclure les contrats d’armements. L’actuel chef de l’État lui-même est visé par des déclarations de Philippe Bros, commissaire du gouvernement pour les exportations d’armes entre 1988 et 1993. "Pour ce type de contrats [contrats de vente d’armes au Pakistan et à l'Arabie saoudite], le rôle du ministère des Finances est important, notamment pour le bouclage des financements. Un bureau spécialisé donnait son feu vert pour le versement des commissions", a-t-il affirmé devant les juges, le 30 juin dernier.
Pour faciliter la conclusion de juteux contrats d’armement, il était courant - et encore légal en 1994 - de verser des pots-de-vin aux intermédiaires facilitant la signature des contrats. Il est apparu, dans l’affaire Karachi, que le ministre de la Défense d’alors, François Léotard, qui supervisait les ventes d’armes, a imposé deux intermédiaires : les hommes d’affaires libanais réputés proches des services secrets français Abdul Rahman al-Assir et Ziad Takieddine. Ces deux hommes sont soupçonnés d’avoir perçu quelque 33 millions d’euros de rétro-commissions via une société luxembourgeoise dont la création avait été avalisée par Nicolas Sarkozy. Cette société, Heine SA, aurait, avancent les juges, servi d’écran pour financer la campagne électorale d’Édouard Balladur dont Nicolas Sarkozy était le porte-parole.
Contrairement aux sondages réalisés au début de la campagne, qui donnaient Balladur vainqueur de la présidentielle, Jacques Chirac remporta le scrutin en mai 1995. Une fois élu, il mit un terme au versement des rétro-commissions, devenues illégales. Le 8 mai 2002, 15 personnes dont 11 salariés français de la Direction des constructions navales (DCN), chargés de la construction d’un sous-marin de technologie française au Pakistan, trouvèrent la mort dans un attentat à Karachi. Le juge Jean-Louis Bruguière, en charge de l’affaire, oriente d’abord son enquête vers la piste de terroristes islamistes. Marc Trévidic, qui la reprend en 2007, penche plutôt pour un règlement de compte politico-financier motivé par l’arrêt du versement des rétro-commissions. À la suite d'une plainte des familles, Renaud Van Ruymbeke a été saisi du volet financier de l’affaire.