Alors que des dizaines de personnes ont été tuées en près d'un mois en Tunisie lors d'émeutes contre le régime de Ben Ali, de plus en plus de voix dénoncent la prudence de Paris, qui assure que sa position est "équilibrée".
Alors que de violentes émeutes continuent d'agiter la Tunisie, de plus en plus de voix s'élèvent, en France comme au Maghreb, pour dénoncer la prudence de Paris. Les propos de la ministre française des Affaires étrangères Michèle Alliot-Marie, qui a évoqué mercredi une possible coopération sécuritaire entre les deux pays, a notamment provoqué des réactions indignées.
Depuis le 17 décembre et l'immolation du jeune chômeur Mohamed Bouazizi à Sidi Bouzid, les violentes émeutes qui ont agité le pays ont fait plusieurs dizaines de morts - la Fédération internationale des ligues des droits de l'Homme (FIDH) parle ce jeudi de 66 morts. Les manifestants, qui dénoncent le chômage et la précarité, réclament aussi le départ du président tunisien Zine el-Abidine Ben Ali.
"Une position équilibrée" de Paris
Pour la première fois, jeudi, la France a dénoncé, par la voix de son Premier ministre François Fillon, "l'utilisation disproportionnée de la force" en Tunisie. Mercredi, Michèle Alliot-Marie a appelé le régime tunisien "à mieux prendre en compte les attentes de [sa] population", tout en affirmant que Paris refusait de se poser en "donneur de leçons". Elle a également suggéré une éventuelle coopération policière, en indiquant que "le savoir-faire" des forces de sécurité françaises pouvait permettre "de régler des situations sécuritaires".
"Déplorer les violences, appeler à l'apaisement, faire part de ses préoccupations, c'est une position équilibrée que défend aujourd'hui la France au regard de la situation tunisienne, a ajouté le porte-parole du gouvernement, François Baroin. Compte tenu de nos liens d'amitié [avec la Tunisie] et de notre histoire commune, aller plus loin serait faire preuve d'une ingérence qui n'est pas du tout dans la ligne de la diplomatie française".
Mais cette "modération" commence à faire du bruit. Dans un communiqué publié mercredi, le Parti socialiste français (PS) "regrette le silence pesant des autorités françaises". "La voix de la France devrait être une parole claire et aujourd'hui elle est totalement embarrassée, comme s'il fallait que ça s'arrange avec le président Ben Ali et le régime qui est le sien", a renchérit jeudi le chef de file des députés socialistes, Jean-Marc Ayrault, interviewé sur la chaîne LCI.
"Il faudrait que la France condamne, moi je condamne la répression: on tire sur des gens, il y a des morts", a-t-il ajouté. Il a également qualifié "d'ignobles" les propos de Michèle Alliot-Marie sur la situation sécuritaire. La première secrétaire du PS, Martine Aubry, a elle aussi appelé jeudi à ce que la France adopte "une position forte de condamnation de la répression inacceptable".
"Ben Ali ou la faim ! La dictature ou le terrorisme !"
La position de la France est "proprement irréaliste et a choqué beaucoup de gens", réagissait aussi mercredi Vincent Geisser, chercheur à l'Institut de recherches et d'études sur le monde arabe et musulman, interrogé par France24.com. "C'est perçu comme une provocation, une humiliation en Tunisie. Les opposants réfugiés en France font eux part d'une grande tristesse."
Dans une tribune publiée ce jeudi dans le quotidien français "Libération", le directeur du quotidien algérien "Le Matin" Mohamed Benchicou, résume le sentiment d'un grand nombre de Maghrébins. "Vous faites la morale à Abidjan. Mais Alger ? Tunis ? accuse-t-il. Qu'allez-vous faire de vos mensonges d'hier, les voix cyniques de Chirac, de Bush et de Sarkozy, clamant cette dialectique sardonique qui opposait le pain à la démocratie, la liberté à la paix. Ben Ali ou la faim ! La dictature ou le terrorisme !"
Le silence français à l'égard des droits de l'Homme et des libertés publiques en Tunisie n'est pas nouveau. Les hommes politiques, de droite comme de gauche, entretiennent depuis des décennies des relations "d'amitié" particulières avec cet ancien protectorat. En 2003, l'ancien président Jacques Chirac avait déjà suscité la polémique : interrogé sur la grève de la faim d'une avocate qui dénonçait la répression dont elle était victime, il répondait alors que "le premier des droits de l’Homme, c’est manger, être soigné, recevoir une éducation et avoir un habitat".
En visite à Tunis en 2008, le président français Nicolas Sarkozy annonçait lui que "l’espace des libertés progresse en Tunisie" et rendait hommage à la "lutte déterminée contre le terrorisme, qui est le véritable ennemi de la démocratie."
Selon Vincent Geisser, Paris "risque de payer très cher" cette attitude. "Que l'on aille vers un changement de régime radical ou vers une solution modérée en Tunisie, la France risque d'être mise de côté. Et pas seulement en Tunisie, mais plus largement au Maghreb", indique-t-il.