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"Le président Ben Ali n'a plus aucune légitimité"

Le gouvernement tunisien vient d'annoncer le limogeage du ministre de l'Intérieur et la libération de tous les manifestants interpellés. Pour le chercheur Vincent Geisser, le peuple attend autre chose : que Ben Ali quitte le pouvoir.

Le Premier ministre tunisien a annoncé ce mercredi le limogeage du ministre de l'Intérieur, Rafik Belhaj Kacem. Il a également indiqué que toutes les personnes arrêtées pendant les manifestations, à "l'exception de ceux qui sont impliqués dans des actes de vandalisme", devaient être libérées.

Selon Vincent Geisser, chercheur à l'Institut de recherches et d'études sur le monde arabe et musulman (IREMAM/CNRS), ces mesures ne répondent pas aux attentes de la population tunisienne.

France24.com : Pourquoi le président Ben Ali a-t-il finalement décidé de limoger le ministre de l'Intérieur et de remettre en liberté les opposants interpellés ?

Vincent Geisser : Deux facteurs ont pu jouer. D'abord la pression américaine : ces annonces de Ben Ali interviennent au lendemain des déclarations de la secrétaire d'État américaine Hillary Clinton. Le président tunisien répond en quelque sorte aux demandes de Washington, qui ne remet pas en cause le régime, mais souhaite qu'il lâche du lest. Ensuite, il y a la pression de la rue. Ce qui est très important, c'est que le mouvement social a gagné la capitale tunisienne et ses faubourgs. Les troubles sont désormais à quelques kilomètres du Palais de Carthage. Ces annonces sont un signe d'impuissance et de faiblesse, révélatrice d'un régime aux abois.

France24.com : Ces annonces peuvent-elles apaiser les manifestants ?

V. G. : Étant donnés la radicalisation et la politisation du mouvement, son extension à de très nombreuses villes, la participation de multiples acteurs - le syndicat unique, des partis politiques, des ordres professionnels dont celui des avocats, etc. -, on peut affirmer que ces annonces ne vont pas avoir d'effet sur les Tunisiens. Que ce soit le bourgeois de Tunis ou l'ouvrier qui gagne 80 euros par mois, ils ne croient plus en ce régime.

Quoi qu'il se passe dans les prochains jours, la population a placé la barre plus haut. Elle veut en finir non pas seulement avec le président Ben Ali, mais aussi avec tout son système. Elle lutte pour un changement de régime et contre la corruption, qui existe essentiellement au niveau de la présidence.

Ce n'est plus du tout comme à l'époque des émeutes de la faim, dans les années 1980, où il suffisait que le président Habib Bourguiba affirme à la télévision qu'il baissait les prix et qu'il limogeait le Premier ministre pour que tout rentre dans l'ordre.

France24.com : Ces annonces ne devraient donc pas être suivies d'effet ?

V. G. : Ces mesures sont un repli tactique de Ben Ali, pour retrouver une façade plus présentable pour l'Europe et faire en sorte que la répression soit moins visible. Le régime va libérer quelques personnes, demander aux policiers de ne plus tirer à balles réelles, annoncer des mesures économiques et sociales... Mais la surveillance politique ou sur Internet va rester totale. Même si les manifestations venaient à se calmer - ce qui n'est pas évident -, elles reprendraient dans quelques mois. C'est une bombe à retardement ; le président tunisien a simplement mis un pansement sur un cancer.

D'autre part, on peut craindre une répression terrifiante, avec de multiples arrestations, dans les prochains mois.

France24.com : La survie du régime Ben Ali est-elle vraiment menacée ? Peut-il encore envisager de se représenter lors de la présidentielle de 2014 ?

V. G. : Le président tunisien n'a plus aucune légitimé ; aujourd’hui, aucun secteur de la population ne le soutient. S'il avait réellement voulu la calmer la population, il aurait dû annoncer qu'il ne se représenterait pas en 2014. Il faudrait aussi qu'il annonce la mise en place d'une consultation nationale, pour préparer une transition vers un régime réellement pluraliste et des élections anticipées. 

France24.com : Qui pourrait alors succéder à Ben Ali ?

V. G. : Le plus probable, selon moi, serait qu'une sorte de "technicien" prenne le pouvoir. Il y a de nombreux ministres âgés de 40 ou 50 ans, connus pour ne pas être corrompus. Ce pourrait être un homme du sérail mais qui ne soit pas lié au président, intelligent, parlant bien anglais... Une sorte d'Alassane Ouattara tunisien en fait : Ouattara [reconnu comme le président élu de Côte d'Ivoire par la communauté internationale, NDLR] est un homme qui a soutenu l'ancien président Houphouët Boigny, mais qui a une aura internationale et une réputation d'expert. 

France24.com : Comment jugez-vous la réaction de la France, qui est restée silencieuse sur le sujet ?

V. G. : Elle est proprement irréaliste et a choqué beaucoup de gens. C'est l'information qui a le plus circulé sur les réseaux sociaux ! Les Américains ont une position beaucoup plus fine. À la fois dans leurs déclarations, où ils réussissent à ménager les manifestants et le pouvoir, mais aussi sur le terrain, où depuis des années ils envoient par exemple des représentants lors des procès politiques, ou pour soutenir des grévistes de la faim.

La France fait au contraire de la coopération policière ! Elle va certainement payer très cher cette position. Que l'on aille vers un changement de régime radical ou vers une solution modérée en Tunisie, Paris risque d'être mis de côté.