L’enquête sur l’attentat de Karachi met au jour un système aux ramifications complexes impliquant des acteurs politiques entre 1994 et 1996, comme Nicolas Sarkozy ou encore Jacques Chirac. Quel rôle ont-ils joué exactement ? Éléments de réponse.
La DCN et le Karachigate
La Direction des constructions navales (DCN) est une société à capitaux publics chargée de l’armement naval. Elle construit navires et systèmes de combat pour l’armée française et le marché international. En 1992, la DCN charge la Société française de matériel d’armement (Sofma), détenue en partie par l’État, de décrocher un contrat de vente de sous-marins Agosta au Pakistan moyennant le versement de fortes commissions, via des intermédiaires (Sofresa). Le contrat Agosta est signé en septembre 1994 : trois sous-marins sont vendus à Karachi pour 5,5 milliards de francs (850 millions d’euros). Le 8 mai 2002, 11 employés français de la DCN trouvent la mort dans l’attentat de Karachi. L’enquête devra déterminer si un lien existe entre ces deux affaires.
Les acteurs politiques
Édouard Balladur : Premier ministre entre 1993 et 1995, il s’oppose à Jacques Chirac durant la campagne présidentielle de 1995. Le 26 avril de cette année, une somme de 10 millions de francs (1,5 million d'euros) -dont on ignore l'origine- est versée sur le compte bancaire de l'Association pour le financement de la campagne d’Édouard Balladur (Aficeb), à Paris. Celui-ci dément tout financement illégal, s'abritant derrière le fait que ses comptes de campagne ont, à l'époque, été validés par le Conseil constitutionnel.
François Léotard : ministre de la Défense d’Édouard Balladur (1993-1995), il signe la vente de sous-marins Agosta au Pakistan en 1994. Son directeur de cabinet, Renaud Donnedieu de Vabres, négocie le contrat et impose des intermédiaires libanais deux mois à peine avant la signature du contrat.
Nicolas Sarkozy : ministre du Budget du gouvernement Balladur, il aurait donné son aval, en 1994, à la création de la société off-shore Heine destinée à véhiculer des commissions sur des contrats. Également bras droit de Balladur, il anime la campagne présidentielle de 1995 à l’époque où une somme de 10 millions de francs (1,5 million d'euros) est versée sur le compte bancaire destiné au financement de la campagne d’Édouard Balladur. Aujourd’hui, il nie avoir donné son accord pour la création de Heine et être impliqué dans une quelconque affaire de financement illégal.
Réseau K : il réunit les deux intermédiaires libanais -Ziad Takieddine et Abdelrahmane El Assir-, chargés de garantir la signature des contrats d'armement par la distribution de commissions. Intitulé Réseau K [pour "Kingdom" en référence au royaume saoudien], il a été mis en place pour aider à la vente d'équipements militaires, en Arabie saoudite notamment. Le réseau aurait empoché plus de 200 millions de francs, soit 30 millions d’euros. L’enquête devra déterminer si les deux hommes n’ont pas distribué une partie de cet argent sous forme de rétrocommissions (retour de certains fonds versés à des intermédiaires) en France et au Pakistan. Ziad Takieddine a été mis en examen en septembre 2011 pour complicité d’abus de bien sociaux.
Jean-Marie Boivin : PDG de la société off-shore luxembourgeoise Heine, il a bâti les circuits financiers avec la Direction de la construction navale (DCN), la DCN, qui veut éviter toute trace de contact avec les intermédiaires. Heine a été créée en 1994, sous le gouvernement Balladur, avec l’aval de son ministre du Budget de l’époque, Nicolas Sarkozy.
Jacques Chirac : en 1996, le nouveau président de la République est mis au courant des importantes commissions auxquelles donnent lieu la vente des sous-marins au Pakistan. Soupçonnant le versement de rétrocommissions à ses ennemis balladuriens, il prend alors la décision de stopper la rémunération de tous les intermédiaires d’Agosta. Selon des familles de victimes de l’attentat de Karachi, cette décision aurait entraîné en représailles l’attentat à la voiture piégée en 2002. Persuadées que le président était au courant du danger d’arrêter brusquement ces versements, deux filles de victimes ont annoncé vouloir porter plainte contre lui pour homicide involontaire et mise en danger de la vie d’autrui.
Charles Millon : ministre de la Défense sous la présidence de Jacques Chirac, il est missionné par l’Élysée pour vérifier les contrats d’armement. En novembre dernier, il admet devant les juges avoir "l’intime conviction" que des rétrocommissions issues de la vente des sous-marins Agosta au Pakistan ont été versées jusqu'en 1995. Il confie également que Jacques Chirac lui a demandé d'y mettre fin en 1996.
Dominique de Villepin : éminence grise de Jacques Chirac, il est l’un des rares protagonistes du dossier à avoir été aux premières loges sous le gouvernement Balladur (en tant que directeur de cabinet du ministre des Affaires étrangères) puis sous celui d’Alain Juppé (en tant que secrétaire général de l’Élysée). Comme Jacques Chirac, il est soupçonné d’avoir mis fin aux versements de commissions dans le cadre du contrat Agosta sans prendre en compte les risques pour les personnels de la DCN en poste à Karachi. Également visé par la plainte que veulent déposer les familles de victimes, Dominique de Villepin a reconnu avoir "de très forts soupçons" quant au versement de rétrocommissions avant de se rétracter en précisant qu’"il n’y a pas de preuve formelle ".
Michel Mazens – Sofresa : témoin-clé de l'affaire, Michel Mazens, ancien président de la Société française d'exportation de systèmes avancés (Sofresa), confirme la thèse de l’existence de rétrocommissions sans pour autant certifier l’existence d’un lien entre la fin du versement des commissions et l’attentat de Karachi.
Nicolas Bazire : Ancien directeur de cabinet d’Édouard Balladur (Premier ministre entre 1993 et 1995), il devient son directeur de campagne quelques mois avant la présidentielle de 1995. Pendant cette période, Nicolas Bazire est soupçonné d’avoir réceptionné, à Paris, des mallettes de billets, en provenance de Suisse, destinées à financer la campagne électorale d’Édouard Balladur. Il a été mis en examen en septembre 2011 pour complicité d’abus de bien sociaux.
Sa mise en cause embarrasse l’Élysée : Nicolas Bazire, aujourd’hui âgé de 54 ans, est en effet un ami intime de Nicolas Sarkozy, qui l’a choisi comme témoin lors de son mariage avec Carla Bruni. L’un et l’autre occupaient des postes stratégiques dans l’équipe de campagne du candidat Balladur en 1995.
Thierry Gaubert : Ancien conseiller de Nicolas Sarkozy à la mairie de Neuilly puis à Bercy, lorsque l’actuel chef de l’État occupait le poste de ministre du Budget, entre 1993 et 1995. Thierry Gaubert a été mis en examen pour recel d’abus de biens sociaux en septembre 2011 dans l’enquête sur le financement de la campagne d’Édouard Balladur pour la présidentielle de 1995. Son ex-femme, Hélène de Yougoslavie, est devenue un témoin-clé de l’affaire. Début septembre, elle a affirmé aux enquêteurs qu’au cours de la campagne présidentielle de 1995, son mari a accompagné en Suisse Ziad Takieddine, homme d’affaire controversé et intermédiaire présumé dans les contrats de vente de sous-marins au Pakistan (voir le Réseau K, plus haut dans la page), pour y chercher des valises d’argent.
En 2008, Thierry Gaubert a été mis en examen pour abus de biens sociaux et escroquerie dans une affaire de détournement de fonds dans les Hauts-de-Seine remontant aux années 1980-1990.
Les juges
Marc Tredivic : le juge antiterroriste est saisi du dossier de l’attentat de Karachi, suivi depuis 2002 par le juge Jean-Louis Bruguière qui privilégiait la piste Al-Qaïda. L'attentat à Karachi le 8 mai 2002 (14 morts dont 11 Français) pourrait être, selon lui, une conséquence de la suspension des paiements des commissions.
Renaud Van Ruymbeke : à la suite d’une plainte des familles des victimes en 2010, il est en charge du volet financier de l’affaire et doit enquêter sur l'éventuel versement de rétrocommissions dans le cadre du contrat portant sur la vente, par Paris, de sous-marins au Pakistan.