Après les révélations de "Libération" et Médiapart sur le financement présumé illégal de sa campagne présidentielle en 1995, l'ex-Premier ministre demande à être entendu par la mission d'information parlementaire sur l'attentat de Karachi en 2002.
L’ancien Premier ministre Édouard Balladur est dans la tourmente, après la parution de deux articles dans la presse suggérant qu'il aurait profité de fonds occultes pour financer sa campagne présidentielle de 1995, en l'occurence avec des rétro-commissions perçues lors de la vente de sous-marins au Pakistan dans les années 1990. L’homme, chef du gouvernement entre 1993 et 1995, se défend dans une tribune à paraître mardi dans "Le Figaro" mais déjà disponible sur le site du quotidien. Il demande d'ailleurs à être entendu par la mission d’information parlementaire sur l’attentat de Karachi, au cours duquel 14 personnes dont 11 Français ont trouvé la mort en 2002 au Pakistan.
Une audition que la mission parlementaire réclamait en vain depuis plusieurs mois, selon son président, le socialiste Bernard Cazeneuve. "Je suis étonné. Ce qui n’était pas possible avant devient possible aujourd’hui", a réagi ce dernier dans les colonnes du point.fr, après l’annonce d’Édouard Balladur. La mission d’information a, depuis sa création en octobre 2009, interrogé des proches de l’homme politique pour enquêter sur un lien supposé entre un éventuel financement occulte de la campagne présidentielle de Balladur en 1995 et l’attentat de Karachi. Mais Edouard Balladur n’a encore jamais été entendu en personne.
itCe sont deux articles, parus ce lundi dans "Libération" et Médiapart, qui ont relancé l’affaire. Le quotidien et le site internet affirment avoir eu accès à des documents inédits confortant la thèse selon laquelle l’ancien Premier ministre français aurait profité de fonds occultes pour financer sa campagne présidentielle de 1995.
Selon les deux médias, ces documents tendent à montrer que l’ancien rival de Jacques Chirac aurait bénéficié de financements illégaux issus de commissions versées lors de la signature d’un contrat de vente de sous-marins Agosta entre la France et le Pakistan en 1994. Des relevés bancaires d’une agence du Crédit du Nord à Paris indiquent, d’une part, que 10 millions de francs (1,5 million d'euros) ont été encaissés en liquide le 26 avril 1995 sur un compte ouvert par l’Association pour le financement de la campagne d’Edouard Balladur (Aficeb). Des fac-similés de courriers laissent d'autre part penser que deux intermédiaires imposés par les balladuriens dans les négociations commerciales pour la vente des sous-marins ont reçu plusieurs millions de francs. De là à penser qu’une partie de cette somme se soit retrouvée sur le compte bancaire de l’Aficeb, il n’y a qu’un pas que "Libération" suggère allègrement…
"Un tissus d’invraisemblances", selon Balladur
Dans une réponse publiée sur le site du figaro.fr, l’ancien Premier ministre s’est défendu des accusations dont il fait l’objet. "Les comptes de ma campagne ont été audités puis remis au Conseil constitutionnel et validés par lui […]. Ni les dépenses ni les recettes n’ont été estimées par lui contraire au droit", explique-t-il notamment.
1992 - La Direction des constructions navales (DCN) charge la Société française de matériel d’armement (Sofma) de décrocher un contrat de vente de sous-marins Agosta au Pakistan.
Juillet 1994 - Le gouvernement français impose à la DCN un autre intermédiaire chargé de décrocher le contrat, Mercor Finance, contrôlé par deux hommes d’affaires libanais.
Septembre 1994 - Signature du contrat de vente des sous-marins entre la France et le Pakistan pour un montant de 5,41 milliards de francs.
Avril 1995 - Edouard Balladur perd au premier tour de l’élection présidentielle. Élection de Jacques Chirac.
Juillet 1996 - Soupçonnant que les commissions versées à Mercor Finance pour décrocher le contrat aient, en fait, servi à financer des rétrocommissions, Jacques Chirac en fait arrêter le versement.
1999 - Coup d’État au Pakistan. Le général Pervez Musharraf prend le pouvoir.
8 mai 2002 - Attentat de Karachi. Quatorze salariés de la DCN - dont 11 Français - trouvent la mort.
Juin 2009 - Après sept ans d’instruction, les juges en charge de l’enquête sur l’attentat de Karachi abandonnent la piste Al-Qaïda et soupçonnent le Pakistan d’avoir voulu punir la France de ne pas avoir versé les commissions promises à différents intermédiaires lors de la signature du contrat de vente des sous-marins.
Février 2010 - Une enquête de police est ouverte après le dépôt d’une plainte des familles des victimes de l’attentat de Karachi pour "corruption, faux témoignage et entrave à la justice".
Juillet 2011 - L’étau se resserre autour d’Édouard Balladur, soupçonné d’avoir financé sa campagne présidentielle de 1995 grâce aux rétrocommissions versées lors de la vente d’armes au Pakistan. Deux de ses anciens proches collaborateurs sont longuement entendus par les juges d’instruction pour déterminer la provenance des 20 millions de francs (3 millions d’euros) en liquide utilisés pour financer sa campagne électorale.
14 septembre 2011 - Ziad Takieddine, intermédiaire présumé dans la vente d’armes au Pakistan et suspecté d’avoir versé des rétrocommissions, est mis en examen pour complicité d’abus de bien sociaux.
21 septembre 2011 - Thierry Gaubert, proche de Nicolas Sarkozy, est mis en examen pour abus de biens sociaux. Il est accusé, suite aux révélations de son ex-femme, Hélène de Yougoslavie, d’avoir convoyé des valises d’argent de Suisse jusqu’en France. L’argent aurait servi à financer la campagne d'Édouard Balladur, en 1995.
22 septembre 2011 - Un autre proche de Nicolas Sarkozy est mis en examen, dans le sillage des révélations de l’ex-femme de Thierry Gaubert. Il est soupçonné d’avoir réceptionné les valises d’argent en provenance de Suisse.
Dans un long texte, il affirme également ignorer jusqu’à l’existence du versement de commissions lors de la vente des sous-marins au Pakistan. "Dans cette présentation des choses, écrit-il en référence à l’article de "Libération", rien ne correspond à la vérité, rien n’est étayé par les faits, tout s’appuie pour l’essentiel sur une note émanant d’un agent d’une officine privée de sécurité […] qui amalgame un tissu d’invraisemblances et d’absurdités". "Libération" s’appuie en partie sur les déclarations et des documents obtenus d’un industriel pakistanais, Ahmad Jamil Ansari, "homme pivot" du système de corruption mis en place, selon le quotidien, par la France dans les années 2000.
Représailles pakistanaises ?
Ce n’est certes pas la première fois qu’Edouard Balladur est confronté à des accusations de financement illégal de sa campagne présidentielle. Depuis un an, les juges français chargés de l’instruction de l’attentat de Karachi, , dans lequel 14 salariés de la Direction des constructions navales (DCN) avaient trouvé la mort en 2002, ont réorienté leur enquête. Abandonnant la piste islamiste longtemps privilégiée, ils penchent désormais vers l'hypothèse de représailles pakistanaises après l'arrêt des versements de commissions attachées à ce contrat.
En février dernier, une enquête préliminaire pour entrave à la justice et pour corruption a par ailleurs été ouverte à la suite d’une plainte déposée par les familles des victimes de l’attentat, qui considèrent que "leurs proches ont été exposés et tués à la suite d'une sordide affaire de financement politique illicite", expliquait alors leur avocat, Me Olivier Morice. "Le procureur de la République de Paris, Jean-Claude Marin, tente par tous les moyens d'éteindre l'incendie au mépris de la recherche de la vérité", a encore attaqué celui-ci ce lundi.
Une affaire embarrassante
Jugées jusqu’à présent "parfaitement infondées" par Edouard Balladur, ces allégations prennent un nouveau tour avec les révélations de "Libération", à en juger par les réactions qu’elles ont immédiatement déclenchées dans le monde politique.
Le secrétaire d'Etat à la Fonction publique, Georges Tron, qui avait participé à la campagne présidentielle de l'ancien Premier ministre en 1995, invite pour sa part les Français à se tourner "vers l'avenir" plutôt que "vers le passé" dans cette affaire. Tout en avouant son "trouble", le trésorier de la campagne présidentielle de l’ancien Premier ministre, René Galy-Dejean, a, quant à lui, affirmé au site Mediapart qu'un versement en une fois de 10 millions de francs en espèces en faveur du candidat ne lui disait "rien"…
Aux abois, la majorité cherche à tout prix à minimiser l'affaire. Et pour cause : en 2007, la police avait trouvé à la DCN une note indiquant que le ministre du Budget d’Edouard Balladur, entre autres, donnait son aval à la création d'une société off-shore par laquelle ont transité les commissions du contrat d’armement. Son nom ? Un certain Nicolas Sarkozy…