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Un an après la chute d'Assad, le défi de la justice transitionnelle en Syrie
Pendant plus de cinquante ans, la famille Assad s'est maintenue au pouvoir en perpétrant des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité. Deux commissions dédiées à la justice transitionnelle ont été mises en place par les nouvelles autorités mais le processus s'annonce long et complexe. Entretien.
Un portrait abîmé du président syrien déchu Bachar al-Assad, sur le sol, dans la ville portuaire de Lattaquié, dans l'ouest de la Syrie, le 15 décembre 2024. © Ozan Kose, AFP

Tortures, viols, disparitions forcées, incarcérations… Des crimes de masse commis en toute impunité pendant plus de cinquante ans en Syrie. Un an après la chute de Bachar al-Assad, le président Ahmed al-Charaa a officiellement lancé le chantier titanesque de la justice transitionnelle. 

Une commission nationale pour la justice de transition a été créée afin de "découvrir la vérité sur les graves violations commises par l'ancien régime", mais aussi pour juger les responsables "en coordination avec les autorités compétentes, réparer les préjudices causés aux victimes et établir fermement les principes de non-répétition [de ces crimes] et de réconciliation nationale".

Une autre commission a été dédiée aux personnes disparues. Depuis les années 1970, entre 120 000 et 300 000 personnes ont disparu en Syrie. Presque toutes les familles syriennes ont été touchées. Depuis l'ouverture des prisons du régime et la découverte de plusieurs fosses communes, elles attendent désespérément de savoir ce qui est arrivé à leurs proches. 

Reste que la justice transitionnelle est un long processus. Le risque est de voir se multiplier les actes de vengeance individuelle et des expéditions punitives. Depuis le début de l'année, plusieurs massacres ont ainsi été perpétrés contre les minorités druze et alaouite, dont est issu le clan de Bachar al-Assad.  

Pour Aghiad Ghanem, docteur en relations internationales à Sciences Po, les crimes commis par les milices pro-gouvernementales doivent être jugés au même titre que ceux de l'ancien régime.

France 24 : Pourquoi la justice transitionnelle peine-t-elle à se concrétiser en Syrie ?

On a vu après les guerres importantes de la deuxième moitié du XXᵉ et du début du XXIᵉ siècle que c'était une temporalité longue. Personne ne s'attend à ce que les choses se fassent en un claquement de doigts. Mais pour l'instant, ça n'a visiblement pas été la priorité du gouvernement. La conséquence, c’est que la justice se fait par le bas, de manière arbitraire, donnant lieu à des exactions qui ont pu être documentées ces derniers mois.

L'intérêt qu'il y a eu pour le procès des massacres de mars le montre [14 personnes ont comparu devant la justice syrienne, NDLR]. Ce n'était pas un procès de justice transitionnelle en tant que tel, mais une tension persiste entre les crimes du présent et ceux du passé. Il est essentiel de la résoudre pour restaurer la confiance dans les mécanismes aptes à juger les crimes passés. C'est l'absence de mécanismes substantiels de la justice transitionnelle qui explique en partie que les violences se poursuivent aujourd'hui.

Quels sont les principaux obstacles ?

Il y a deux gros éléphants dans la pièce : l'absence des cadres du régime qui ont tous pu fuir durant les 48 premières heures après la chute du régime et la persistance de milliers de factions et de soldats étrangers en Syrie qui pratiquent des crimes. Pour l’instant, on tourne autour de ces sujets, on fait des commissions… Mais tant qu'ils ne seront pas vraiment mis sur la table avec des perspectives de résolution, on n'avancera pas vers les étapes suivantes de cette transition.

La commission justice transitionnelle a été montée, mais on attend encore la loi qui en définira le cadre. On n’avance pas sur ces sujets des crimes du passé parce qu'on est embourbé dans les crimes du présent. Il y a eu une forme d'apathie par rapport au discours ambiant, qui disait que c’était un passage obligé après toutes ces années d'autoritarisme et de guerre civile. Certains disent même que l’on peut s’estimer heureux qu’il n’y ait pas eu plus de massacres. Or, je défends l'idée que ça aurait pu mieux se passer. Le 8 décembre, il y avait des bourgeons significatifs d'une volonté de passer dans l'après-Assad dans la plus grande majorité des composantes de la société syrienne.

Ahmed al-Charaa peut-il négocier l’extradition de Bachar al-Assad avec la Russie ?

Pensez-vous que Bachar al-Assad sera un jour jugé ?

Il y a une grande impasse pour moi sur le sujet de la justice transitionnelle : Bachar al-Assad a quitté la Syrie, vraisemblablement dans la nuit du 7 au 8 décembre 2024. Il est aujourd'hui en Russie et son frère Maher [commandant de la 4e division de l'armée syrienne] serait en Irak.

Après des décennies de dictature, il y a une soif de justice et de voir Bachar al-Assad et les pontes de son système devant les tribunaux. Aujourd'hui, il se profile une idée du procès "in absentia" [en son absence], mais ce n’est pas du tout à la mesure de ce qui est attendu.

Une partie du personnel de l'appareil d'État d’Assad est restée en place. Il a opéré sa mue dans la nouvelle équipe au pouvoir. Il y a des logiques de violence politique qui perdurent. C’est la continuité de la guerre. Pour faire la transition, il faut déjà qu'on se soit tous mis d'accord sur le fait que la guerre est finie et qu'on est prêts à passer à la suite.